Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/218

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
214
REVUE DES DEUX MONDES.

d’un ridicule particulier ; celui-ci se renferme dans l’Irlande, et celui-là dans l’île de Man. Bulwer, même dans ses romans de second ordre, a le coup d’œil plus vaste. Sans doute on ne trouve rien de complet dans Zanoni, son dernier roman. C’est un rêve mêlé de peintures réelles, une fantasmagorie violente dont les masses enflammées ou sombres s’entr’ouvrent de temps à autre pour laisser apparaître des perspectives heureuses et beaucoup de ces idées dont Herder disait au lit de la mort : « Mon fils, rappelez-moi quelque grande pensée. Il n’y a que cela qui me rafraîchisse. » Eh bien ! au milieu de ces vapeurs et de cette confusion, vous sentez encore un souffle de philosophie élevée, de tolérance et d’aspiration vers l’unité européenne, une sympathie vaste, large et facile, qui remplace les passions des temps moins avancés, et qui est encore le meilleur et le plus fécond symptôme d’une époque telle que la nôtre. Il faut aujourd’hui tout comprendre pour être au niveau de son siècle. Il faut que le cœur batte à l’unisson de toutes les grandes pensées européennes, et que l’on s’associe à Gozzi comme à Molière, à Raphaël comme à Durer. Ne croyez pas que l’appréciation d’un mérite emporte avec elle la négation du mérite contraire. Rien de plus noble que cette abondante largeur de vues, cette vaste puissance de sensibilité intellectuelle qui permet de goûter à la fois les saveurs les plus diverses, et qui associe la pensée, par une sympathie profonde et ardente, à la grandeur gothique et chrétienne de Dante, à l’ironie sensuelle de Rabelais, à l’analyse impartiale, lumineuse et infatigable de Shakespeare. Ce n’est pas de l’éclectisme, c’est la souveraineté de la raison. Ce n’est pas de la confusion, c’est de l’ordre. Repoussons donc à la fois la confusion et l’exclusion ; cherchons ce que le génie des races a donné de fruits éclatans et divers, tributs magnifiques apportés par les littératures à la grande civilisation de l’Europe moderne.


Philarète Chasles.