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Alcazar et ce royaume, prends-le des nobles mains qui l’ont gouverné sans déplaisir et sans résistance. Que Dieu te sauve pour l’œuvre que tu viens d’achever, et te préserve à jamais des vengeances de ton ennemi ! Honneur et gloire à toi, ô Mahomad ! notre roi, orné de hautes vertus à l’aide desquelles tu as tout conquis. Puisse Dieu ne jamais permettre que ce beau jardin, image de tes vertus, ait un rival qui le surpasse ! La matière qui nuance le bassin de la fontaine est comme de la nacre de perle sous l’eau claire qui scintille ; la nappe ressemble à de l’argent en fusion, car la limpidité de l’eau et la blancheur de la pierre sont sans pareilles ; on dirait une goutte d’essence transparente sur un visage d’albâtre. Il serait difficile de suivre son cours. Regarde l’eau et regarde la vasque, et tu ne pourras distinguer si c’est l’eau qui est immobile ou le marbre qui ruisselle. Comme le prisonnier d’amour, dont le visage se baigne d’ennui et de crainte sous le regard de l’envieux, ainsi l’eau jalouse s’indigne contre la pierre, et la pierre porte envie à l’eau. À ce flot inépuisable peut se comparer la main de notre roi, qui est aussi libéral et généreux que le lion est fort et vaillant. »

C’est dans le bassin de la fontaine des lions que tombèrent les têtes de trente-six Abencerrages, attirés dans un piége par les Zégris. Les autres Abencerrages auraient tous éprouvé le même sort sans le dévouement d’un petit page qui courut prévenir, au risque de sa vie, les survivans et les empêcher d’entrer dans la fatale cour. On vous fait remarquer au fond du bassin de larges taches rougeâtres, accusations indélébiles laissées par les victimes contre la cruauté de leurs bourreaux. Malheureusement les érudits prétendent que les Abencerrages et les Zégris n’ont jamais existé. Je m’en rapporte complètement là-dessus aux romances, aux traditions populaires et à la nouvelle de M. de Châteaubriand, et je crois fermement que les empreintes empourprées sont du sang et non de la rouille.

Nous avions établi notre quartier-général dans la cour des Lions ; notre ameublement consistait en deux matelas qu’on roulait le jour dans quelque coin, en une lampe de cuivre, quelques bouteilles de vin de Jérés que nous mettions rafraîchir dans la fontaine, et une jarre de terre. Nous couchions tantôt dans la salle des deux Sœurs, tantôt dans celle des Abencerrages, et ce n’était pas sans quelque légère appréhension qu’étendu sur mon manteau, je regardais tomber, par les ouvertures de la voûte, dans l’eau du bassin et sur le pavé luisant, les rayons blancs de la lune, tout étonnés de se croiser avec la flamme jaune et tremblottante d’une lampe.

Les traditions populaires réunies par Washington Irving dans ses Contes de l’Alhambra me revenaient en mémoire ; les histoires