Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/50

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
46
REVUE DES DEUX MONDES.

peut se suffire quand il dispose de ce qu’il crée, de ce qu’il produit ; on ne s’en fait pas une idée dans l’hypothèse où il déléguerait ce droit. Ses efforts de chaque jour représentent la somme de ses besoins ; s’il veut se priver, il est libre de rester en-deçà ; s’il veut se ménager des réserves pour l’avenir, il est libre d’aller au-delà. Sa volonté n’est enchaînée que par le souci de l’existence ou la préoccupation du bien-être. Maintenant faut-il changer cette servitude indirecte en asservissement direct ? Faut-il mettre aux pieds d’une abstraction tout ce qui fait le titre et la parure de l’individu, la liberté, la spontanéité, la faculté d’initiative ? Ce que l’on y perd est évident, ce que l’on doit y gagner est chimérique. Même sur les cerveaux inconsidérés, ces motifs sont souverains ; personne ne se livre à l’inconnu sans conditions. Ensuite, quelle inconséquence ! Aboutir, en haine de toute discipline, à une obéissance sans limites ! Cela répugne, et déconcerte. Qu’il soit individuel ou collectif, le despotisme ne change ni de caractère ni de nom, et ce n’est pas le rendre plus acceptable que de l’exercer dans un cercle plus étendu. La communauté efface l’individu, lui mesure tout le travail et les jouissances, le traite en mineur, le règle comme une machine, dispose les engrenages dans lesquels il doit se mouvoir. Les autres systèmes fatalistes remontent au moins jusqu’au ciel ; celui-ci s’arrête sur la terre et sacrifie aux hommes le libre arbitre de l’homme. Jamais dégradation pareille ne fut infligée à l’espèce ; l’esclavage n’anéantit pas plus complètement la personnalité.

Quoi qu’il arrive, la propriété n’a rien à craindre dans une civilisation comme la nôtre. Elle est défendue par les mœurs autant que par les lois, elle résiste par elle-même. On ne la verra capituler ni devant les écarts de l’imagination, ni devant les intempérances de la logique. Les violences même ne l’effraient pas, car elle a la conscience des intérêts qu’elle représente et des forces qui l’étaient. Ce qui la préserve encore, c’est la mobilité qui la caractérise. On parle souvent d’un pouvoir régulateur qui serait chargé de déterminer un roulement dans les richesses immobilières et mobilières, de telle sorte que chacun pût à son tour prendre place au banquet de la propriété. Mais qu’on étudie les faits de bonne foi, et l’on verra que ce roulement existe. Il serait même difficile d’imaginer un mode doué de plus d’énergie et exerçant une plus prompte justice distributive. Sous l’empire de notre loi civile, les fortunes, on le sait, n’arrivent presque jamais jusqu’à la troisième génération ; et combien se fractionnent, avant ce laps de temps, soit dans un par-