Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/583

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
579
HISTOIRE DU DIABLE.

souvent au démon ; il arriva même un jour que Luther, ne sachant que répondre aux arguties de son adversaire, lui lança, à défaut de raisonnemens et de textes, son écritoire à la figure, et dans la chambre de la Wartbourg on montra long-temps sur les murs une tache d’encre qui rappelait la dispute. Au milieu de ce conflit tumultueux de tant d’idées nouvelles, au milieu de cette lutte des traditions antiques et du scepticisme moderne, le diable hésite entre tous les partis, et il se trouve souvent, comme Érasme, assis entre deux chaises. Tantôt il encourage Luther à la guerre ; tantôt, comme effrayé des ruines qu’il prépare, il lui conseille la paix, et lui demande avec des reproches amers : Luther, qu’as-tu fait de l’autorité ? Et, par ces reproches, il jette dans l’ame du réformateur cette souffrance du doute, cette tristesse de l’incertitude, que le réformateur avait jetées dans la conscience du monde catholique. C’était bien la peine de nier le pape et les saints, pour affirmer Satan ; c’était bien la peine d’évoquer l’esprit des temps modernes pour se replonger dans les ténèbres du passé, et se montrer plus crédule encore que ces docteurs du moyen-âge, dont l’hérésie insultait la foi. Pour Luther, le diable est le maître absolu, un maître redoutable qui a dans sa sacoche plus de poisons que tous les apothicaires du monde. C’est le prince de la terre ; il est partout, dans l’air que nous respirons, dans le pain que nous mangeons. On dirait que Satan s’est relevé de son antique déchéance, et qu’il vient de conquérir l’ubiquité qui n’appartient qu’à Dieu. Ainsi se confondent souvent, dans un même homme, dans un même temps, toutes les grandeurs, toutes les misères. Aux époques les plus sombres du moyen-âge, l’extrême barbarie touche à l’extrême charité ; au XVIe siècle, le scepticisme le plus hardi touche à la crédulité la plus folle. Agrippa écrit à la fois le traité de la Vanité des Sciences et un livre de philosophie occulte ; l’auteur de l’Éloge de la Folie s’imagine attraper des démons en attrapant ses puces ; — qu’on me pardonne le détail[1] ; — Luther croit reconnaître le diable dans les mouches qui se posent sur sa bible et sur son nez, et le retrouver même dans des noisettes. Les vieilles maladies de l’esprit humain, passées à l’état chronique, ne pouvaient se guérir en un jour, et les penseurs du XVIe siècle, vieillards désabusés, semblaient n’avoir gardé leur foi que pour les contes de leurs nourrices. Le diable lui-même, dans ce chaos des croyances, flotte entre tous les partis. En France, en Italie, il est papiste ; il est hérétique en Allemagne ; et tandis que le moine rebelle au pape emprunte à l’ange rebelle à Dieu des argumens contre l’église, l’église, à son tour, appuie les vérités qu’elle défend sur le témoignage de l’esprit du mensonge, et, dans les exorcismes, elle force le diable à s’expliquer sur les sacremens et la présence réelle. Elle lui demande une profession de foi, et cette profession de foi, toujours favorable à l’orthodoxie, figure comme autorité auprès des canons des conciles.

En vérité, c’est un singulier personnage que ce diable du XVIe siècle : la

  1. De Burigny, Vie d’Érasme, t. II, p. 200.