Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/680

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
676
REVUE DES DEUX MONDES.

Et maintenant, tout ce qui me reste, c’est de me souvenir clairement que je me suis souvenu de tout, jadis, plus clairement. »

Avant de quitter la hauteur qui s’élève entre Wonsiedel et Alexandersbad, donnons une pensée à ce malheureux jeune homme[1], né aussi dans la classique petite ville de Jean-Paul, et qui tomba sur l’échafaud victime de ce déplorable fanatisme d’emprunt que certains exemples de l’antiquité romaine ont tant de fois échauffé dans de faibles cervelles. À force de vivre avec les hommes de Tite-Live et de Plutarque, à force de les commenter du matin au soir au milieu des fumées du tabac et des pots de bière, avec d’autres étudians ses camarades exaltés, Karl Sand avait fini, comme on finit toujours en pareille occasion, par perdre tout sentiment du pays et de l’époque où il vivait, et se croire en Italie au temps de la guerre de Porsenna. Une nuit, dans ses élucubrations de visionnaire, une ombre lui apparut, ombre fatale évoquée par les chaudes discussions de la journée hors des poudreux volumes de la bibliothèque d’Heidelberg ; cette ombre, il la suivit sans s’apercevoir qu’il obéissait à une impulsion étrangère, sans penser qu’il se faisait l’instrument d’une idée renouvelée du premier siècle de Rome, et qui a deux mille ans. Il la suivit jusqu’à ce que le pied lui glissa dans le sang ; alors le malheureux crut avoir délivré sa patrie, rendu la liberté à l’Allemagne ; il entrevit la gloire, et, comme il regardait autour de lui pour interroger l’ombre, il ne la trouva plus : il n’y avait là qu’un échafaud. Sand n’admirait qu’un homme, ne rêvait qu’une gloire ; en aiguisant son poignard, l’œil de son esprit était fixé sur Scévola, dont il subissait à travers les siècles l’influence et la domination toute-puissante, à son insu sans doute, car autrement il n’eût pas été jusqu’au bout, il eût reculé devant… le plagiat. Tous deux rêvaient la délivrance de leur patrie par un coup de poignard, tous deux frappèrent à faux, tous deux immolèrent un scribe ; le Romain le paya de sa main, l’Allemand de sa tête. Affreuse fièvre que celle dont la contagion s’étend ainsi à travers les siècles. Si, comme on l’a prétendu, il existait des livres d’une lecture funeste, le premier qu’il faudrait retrancher, c’est l’histoire. Werther, Obermann et René ont fait des suicides, Brutus et Scévola des meurtriers. Plagiat pour plagiat, mieux vaut celui qui se consomme à l’ombre, dans le recueillement et la solitude, celui dont la victime est au moins volontaire. Ce jeune homme plein de

  1. L’étudian Karl Sand, qui assassina Kotzebue à Manheim le 23 mars 1819.