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JEAN-PAUL RICHTER.

entrâmes dans la vallée de Berneck, véritable Tempé, comme Jean-Paul la nomme, si magnifiquement entourée de palissades de granit, avec des ruines semées çà et là sur de verdoyantes éminences, et son lac de cristal où se mirent les étoiles. « Le monde reposait, et sur la montagne commençait à poindre la lune, semblable au calice fermé d’un lis. » Or, cette montagne était celle de Bindloch, que nous aussi nous descendîmes par la plus belle nuit d’automne qui ait jamais attiré vers la terre les esprits lumineux du firmament. On raconte dans le pays qu’une jeune fille, descendant la pente alors plus rapide de la montagne de Bindloch, s’en venait à la rencontre de son fiancé par un temps d’orage ; les chevaux de la voiture étant lancés avec fureur, elle fut renversée sous la roue, et rendit l’ame aux yeux mêmes de son bien-aimé qui accourait pour la recevoir. Une colonne assez grossière élevée à cette place consacre la mémoire de l’évènement. « Pauline ignorait cette histoire, je la conduisis vers le pilier caduc, et lui appris, en la lui montrant, ce que signifiait, sur ce misérable monument, cette figure de femme abattue et fracassée sur laquelle passe un char. Aux douteuses lueurs du crépuscule, Pauline eut peine à distinguer la sculpture effacée de cette antique douleur, mais son cœur ému et sympathique, son cœur surtout si voisin d’une infortune semblable, offrait volontiers le sacrifice d’une larme doucement épanchée à cette sœur inconnue et mutilée dont le corps brisé voltige déjà maintenant en poussière, — en poussière de fleur peut-être ! — tandis que l’esprit qui jadis l’animait, s’il se retournait sur sa route éternelle à travers le temps, reconnaîtrait à peine cette poussière flottante qu’il faisait autrefois et qu’il a laissée ! — Ici donc, au pied de cette colonne triomphale du martyre et sous la voûte immense du ciel étoilé, je donnai à Pauline cette fiction légère que j’offre aux cœurs de toutes ses sœurs, » c’est-à-dire l’Éclipse de Lune (Mondsfinsterniss), une de ses visions les plus mélancoliques et les plus éthérées, et qui rappelle, au bout de cette fantasque préface de Quintus Fixlein, une de ces soirées pleines de quiétude qui viennent parfois clore quelque variable et capricieuse journée d’avril.

En ce moment nous entrâmes dans l’avenue de Baireuth. La ville était déserte et vide ; des massifs de palais et de maisons, véritables momies d’une ville de résidence allemande, projetaient leurs vastes ombres sur le pavé luisant où croissait l’herbe. Baireuth, au premier abord, fit sur nous l’effet d’une ville morte, d’un sépulcre ; c’est là que repose Jean-Paul. — Nous passâmes la nuit au Soleil d’Or, et le