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JEAN-PAUL RICHTER.

les hommes sont injustes ! On lui reprochait alors d’avoir trop bu ; j’entendais dire autour de moi qu’il était ivre ; ivre de travail, car le ciel m’est témoin que jamais il ne lui arrivait, en dehors des jours de gala, de boire plus d’une bouteille de roussillon. Le soir, je lui servais une cruche de bière qu’il vidait en compagnie de ses livres chéris et de sa pipe ; c’était là tout. Il ne voulait d’autre assistance que la mienne, et personne ne pouvait remplacer auprès de lui sa vieille Rollwenzel. Il faut avouer aussi que je ne me lassais pas de l’entourer de soins ; je l’envisageais comme un dieu sur la terre, et quand il eût été mon roi, mon père, mon mari et mon enfant tout ensemble, j’ignore comment j’aurais fait pour l’aimer et l’honorer davantage. Ah quel homme ! et si je n’ai pu lire ses livres, — jamais il n’en voulait avoir un seul chez lui, — je n’en ressentais pas moins de joie dans l’ame lorsque j’apprenais combien ils étaient partout lus et admirés. Il me semblait alors que j’entrais pour quelque chose dans sa gloire. Et les étrangers qui venaient nous visiter, c’étaient eux qu’il fallait entendre pour avoir une idée du conseiller ! car ici, à Baireuth, il n’ont jamais su l’estimer ce qu’il vaut ; mais à Berlin, on a fêté le jour de sa naissance, des savans et de grands personnages se sont réunis en son honneur dans une salle du palais, et ce jour-là tout le monde a bu à ma santé : c’est le conseiller lui-même qui me l’a lu dans une lettre qu’on lui écrivait de Berlin. Il m’avait promis aussi de me mettre dans son prochain ouvrage ; ce que j’en dis au moins, c’est par reconnaissance, car, s’il vivait encore, il me semble qu’un tel honneur me rendrait toute confuse. » — Nous profitâmes d’un moment où l’effusion de la bonne vieille parut se ralentir pour jeter un coup d’œil dans ce modeste cabinet d’études. Qu’on se figure une chambre étroite, basse, de la plus chétive, de la plus médiocre apparence ; une table de laque, çà et là quelques chaises, et sur les murailles deux ou trois enluminures posées sans symétrie, composaient tout l’ameublement. Et c’est dans cet obscur réduit que tu as pu trouver assez d’espace, ô noble esprit, pour évoquer des profondeurs de ton ame ce monde merveilleux dont tu aimais à t’entourer, pour élever à ta gloire ce catafalque sublime qui va de la terre, où tu reposes, jusqu’au ciel, et dont les étoiles sont comme les flambeaux ! — Nous ouvrîmes les petites fenêtres qui donnent sur la campagne, et nous eûmes aussitôt devant nos yeux le paysage le plus varié, le plus charmant qui se puisse voir ; au-dessous de nous, de vertes prairies toutes sillonnées de ruisseaux clairs dont les saules, les peupliers et les aulnes égaient le bord ; au-dessus, des plaines,