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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/704

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REVUE DES DEUX MONDES.

soit, la mort du maître d’école d’Auenthal fut celle de Jean-Paul. Une fois endormi à la place où sa femme et ses neveux l’avaient déposé, ses yeux ne se rouvrirent plus. Nul soleil d’automne n’éclaira sa fin : il n’eut pas même le rayon de Jean-Jacques, lui dont le rêve était de quitter le monde par une belle journée de soleil, et qui s’écriait dans son extase platonicienne : « Mourir par un beau jour d’été, lorsque l’ame entrevoit le soleil à travers les paupières fermées et dépouille le corps flétri pour s’en aller nager dans l’océan d’azur du firmament, n’est-ce donc point là une destinée facile et bien douce ? Loin de mon ame au contraire l’idée de ne trouver que le froid et la nuit au sortir de son enveloppe encore tiède, et de tomber lentement dans le sépulcre au milieu du deuil de la nature ! »

Telle fut sa mort. — À propos de cette date du 15 novembre, je rappellerai une coïncidence singulière, un fait assez bizarre pour qu’on me permette une digression de quelques lignes.

Jean-Paul avait, comme chacun sait, le goût de la campagne[1] : il aimait la vie au grand soleil, en pleine nature. Ainsi, dans la belle saison, il lui arrivait de passer des matinées entières couché dans l’herbe, les yeux tournés vers le ciel ; puis, lorsqu’il se levait, ses regards se portaient instinctivement vers le sol, et là, en présence de cette herbe humide qui gardait l’empreinte de son corps, souvent l’idée de la fosse lui était venue, et il avait senti comme le frisson de la mort. Des impressions de ce genre se renouvelaient fréquemment ; une entre autres, qui l’affecta singulièrement, a pour date le 15 novembre 1750. Voici ce qu’il rapporte lui-même à ce sujet : « 15 novembre 1750, nuit solennelle dans mon existence ; je souhaite à tout homme un 15 novembre. Ce soir-là, j’ai franchi à pieds joints le cours des ans et me suis vu en face de mon lit de mort ; je me suis vu les bras froids et pendans, le visage dévasté par la maladie, les yeux de marbre ; j’ai entendu les hallucinations de mon propre délire pendant cette dernière nuit. Tu peux venir maintenant, nuit suprême, car, comme il m’est démontré qu’en fait de temps révolu un jour ou trente ans sont absolument la même chose, j’ai dit adieu dès cette nuit à la terre, à son ciel ; j’ai coupé les ailes à mes vœux comme à mes projets ; désormais mon cœur peut, en attendant que des pas étrangers le foulent sous la terre, s’attacher au sein d’un ami ; mes sens peuvent, d’ici au jour où quatre planches les enfermeront, goûter aux voluptés

  1. « Les trois choses que j’aime le plus au monde, répétait-il souvent en plaisantant, ce sont les fleurs, les montagnes et la bière, et toutes les trois commencent par un B : Blume, Berge, Bier. »