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ricanemens et les menaces des démons lorsque son guide lumineux l’abandonna, et enfin son miraculeux ravissement sur un mur énorme, sans portes, sans ouvertures, sans terme, et du haut duquel se découvraient les colonies pieuses qui attendaient le jugement dans des champs fleuris. En avançant, Drithelme rencontra tant d’éclat et de parfums, les choses d’alentour prirent un caractère si peu humain, qu’il fut obligé de rebrousser chemin, et que, sans savoir comment, il se sentit avec amertume redevenir homme. Entré aussitôt au cloître, il s’imposa toute sorte d’austérités. On le voyait, par exemple, au plus fort de l’hiver, se plonger dans les fleuves glacés, et, quand ses frères l’interrogeaient sur cet excès de pénitence, il répondait naïvement « J’ai vu bien d’autres froidures, frigidiora ego vidi. »

Nous sommes encore dans la vision pure, sans mélange d’intérêts contemporains ; mais ce caractère va devenir de plus en plus exceptionnel. L’un des derniers exemples qu’on en trouve est emprunté aux Lettres de saint Boniface[1]. — Le bruit s’étant répandu qu’un mort venait de ressusciter dans le monastère de Milbourg, Boniface voulut s’en assurer par lui-même, et interrogea, en présence de trois vénérables religieux, ce visionnaire, qui se mit à raconter comment, durant une maladie, son ame s’était séparée de son corps, et comment un autre monde lui avait été révélé aussi brusquement que l’est la lumière à des yeux voilés qu’on découvre tout à coup. De ce nouvel horizon, la terre lui apparaissait bien loin comme entourée de flammes, et, dans l’intervalle, l’espace était tout rempli d’ames voyageuses qui venaient de mourir. Dès que ces ames arrivaient, elles devenaient un sujet de querelles entre les anges et les démons, querelles violentes parfois, lorsque les malins esprits s’avisaient de tricher dans la pesée des vices et des vertus de chaque ame. Les Vices et les Vertus, quand ces sortes de conflits devenaient trop violens, comparaissaient en personne et intervenaient dans le débat. C’est ce qu’ils firent pour le visionnaire de saint Boniface. On se croirait déjà aux personnifications du Roman de la Rose. L’Orgueil, la Paresse, la Luxure, vinrent tour à tour charger son passé ; puis ses Vertus, ses petites Vertus, parvæ Virtutes (il faut bien paraître modeste), eurent aussi leur tour ; l’Obéissance et le Jeûne firent son apologie, et il n’y eut pas jusqu’à son Psaume familier qui ne vint en chair et en os prononcer sa louange. Aussi les anges, prenant le parti du moine, l’enlevèrent à l’infernale légion, et lui montrèrent en détail les contrées de la damnation ; puis ils le conduisirent vers un lieu charmant, où il découvrit une foule glorieuse d’hommes admirablement beaux, qui de loin lui faisaient signe de venir, mais où il ne put pénétrer. C’était le paradis. Les anges alors ordonnèrent au moine de retourner sur la terre. Ils lui enjoignirent aussi de raconter aux hommes pieux tout ce qu’il venait de voir, et de n’en rien dire à ceux qui s’en moqueraient, insultantibus narrare denegaret. La précau-

  1. Epist. XXI.