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II.

On n’a pas tout l’historique du voyage de Jacques Callot. On sait qu’il allait résolument droit devant lui, couchant à la ferme ou au cabaret comme un jeune pèlerin, après avoir dérobé du fruit au voisinage ; se reposant à la fontaine déserte, priant à tous les calvaires du chemin. Quoiqu’il fût habitué à un certain luxe, à un bon lit, à une table délicate, et, par-dessus tout, à la sollicitude de sa mère, il dormait à merveille sur le grabat du cabaret, sur la paille fraîche de la ferme, le plus souvent en mauvaise compagnie ; il mangeait sans sourciller, dans les plats de terre des paysans, du laitage ou des légumes. Il ne regretta jamais, même dans ses plus mauvais jours, la maison paternelle, tant la figure du digne héraut d’armes lui apparaissait sévère et impitoyable. En poursuivant un but glorieux, Jacques n’avait pas mis de côté les joies de son âge, la douce paresse quand le soleil égaie la nature, la liberté vagabonde, l’appât des aventures. S’il rencontrait un âne au pâturage, il sautait gaiement à califourchon, et, sans s’inquiéter du sort de sa monture, il lui rendait la liberté à une ou deux lieues du point de départ ; s’il rencontrait une nacelle sur un étang ou sur une petite rivière, il dénouait la chaîne sans façon, il sautait dedans, démarrait, et ramait à perdre haleine. Quand on le surprenait en flagrant délit, on lui pardonnait bientôt son escapade à la vue de sa bonne mine. Il arriva ainsi dans un village près de Lucerne. Quoique jusque-là il eût vécu de peu, sa bourse commençait à mal sonner ; encore deux jours, elle ne sonnerait plus du tout. Jacques se consolait en pensant qu’il vivrait de fruits, que la bonne mère nature lui ouvrirait partout l’hôtellerie champêtre qui a pour enseigne à la belle étoile. Les nuits étaient belles ; on fauchait les prairies, chaque coup de faux ne faisait-il pas un lit à Jacques ? Il se résignait de bon cœur à cette perspective plus poétique qu’agréable, quand il entendit une musique criarde qui lui rappela ses amis les saltimbanques. S’il alla vers la musique, vous le devinez bien. C’était le soir ; le soleil à son couchant dorait les ardoises rouillées du clocher, les vaches qui rentraient à l’étable répondaient au fifre aigu par leurs mugissemens, les taureaux par le son argentin de leurs grelots, le pâtre par sa trompe étourdissante. Jacques arriva bientôt près de l’église devant une troupe de bohémiens qui exécutaient une danse grotesque, au grand ébahissement des villageois rassemblés en cercle bruyant. Pour contempler cette fête tout à son