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Si le cabinet russe soutient le Tsernogore et la Serbie avec persévérance, ce n’est pas qu’il espère en amener les habitans à se ranger volontairement sous son obéissance ; c’est que, même libres, les Monténégrins lui sont très utiles. Occupât-elle Constantinople, la Russie ne peut prétendre à posséder toute la Turquie d’Europe jusqu’à l’Adriatique ; elle aura donc toujours le plus grand intérêt à ce qu’il existe sur cette mer un état indépendant qui paralyse les mouvemens de l’Autriche et arrête la race allemande prête à déborder dans la péninsule. La seule existence des Tsernogortses, quand même ils n’aimeraient pas la Russie, est encore avantageuse pour cette puissance par la diversion qu’elle opère au milieu de ses rivaux naturels ; c’est pourquoi le tsar doit s’opposer à ce qu’on détruise l’état tsernogortse. Cet état serait d’ailleurs très difficile à attaquer, même pour une armée européenne ; elle n’y trouverait ni gîte, ni nourriture, ni fourrage ; dans la plupart des vallons, tout lui manquerait, jusqu’à l’eau ; son artillerie la plus légère, celle même portée à dos de cheval, l’arrêterait à chaque pas. Il n’y a, du reste, que l’Autriche et la Grande-Bretagne qui seraient intéressées à faire une telle guerre, le cabinet anglais à cause de ses prétentions sur les Albanies, qu’il regarde comme des succursales de Corfou, le cabinet de Vienne à cause de l’influence contagieuse que la montagne libre exerce sur les Serbes dalmates et croates.

L’Autriche craint sans cesse pour Kataro, que les Tsernogortses réclament comme l’héritage de leurs ancêtres, quoiqu’ils aient perdu cette place depuis 1443. Il est certain que voir de tous côtés la mer battre le pied de sa montagne sans pouvoir en approcher doit causer quelque irritation à ce petit peuple, surtout s’il se souvient que la mer dont il entend les houles mugir est cette riche Adriatique dont le littoral délicieux produit à la fois la figue et l’orange, la vigne et l’olive. Ces admirables bouches de Kataro, dont les trois vastes bassins communiquent entre eux par des passes d’une défense facile, ces bouches si profondes que les plus grands vaisseaux de ligne les franchissent près des rives, se couvriraient de bâtimens de commerce entre les mains d’un peuple indépendant ; elles offriraient à des flottes nombreuses un abri sûr en tout temps contre les fréquens orages d’une mer turbulente, justement surnommée la mer du Diable par les marins anglais. Quand cette position maritime, la plus heureuse qu’offrent les pays gréco-slaves, après le golfe de Lépante et le Bosphore, était exploitée par Raguse, cette république aurait pu aisément contrebalancer Venise ; il ne lui aurait fallu, pour atteindre ce