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sible de la nation prépare sa décadence politique. Au contraire, dans les pays où la spéculation mercantile n’est pas contrariée, où chacun peut jouir librement du fruit de ses œuvres, l’émulation fait fleurir les diverses aptitudes ; l’intérêt individuel fournit au travail productif un aliment de plus en plus abondant ; mille ressources inaperçues sont utilisées ; les besoins se multiplient avec les moyens de satisfaction ; il y a un instant d’épanouissement général. Le peuple, en voie de prospérité commerciale, prend de l’ascendant sur ses voisins, élargit constamment la sphère de son activité, et finit par jouer un grand rôle politique. Mais la spéculation libre ne tarde pas à produire son effet inévitable, l’inégalité des fortunes particulières ; il se forme un petit groupe d’hommes actifs, heureux ou économes, qui attirent à eux la plus grande partie de la fortune publique, et se trouvent en mesure d’exploiter les autres, soit qu’ils achètent des esclaves étrangers, soit qu’ils marchandent au jour le jour le labeur des citoyens indigens. Il y a tendance forcée au gouvernement oligarchique, et tôt ou tard la lutte s’établit entre le riche et le pauvre. Bref, si les peuples dont l’industrie est entravée dépérissent de langueur et succombent trop souvent sous l’invasion étrangère, ceux dont l’essor industriel n’a pas été contenu souffrent d’une surexcitation fiévreuse et finissent par la discorde intérieure. Les peuples jusqu’ici semblent avoir flotté sans boussole entre ces deux écueils. Ouvrons l’histoire.

La civilisation, c’est l’économie du temps et de l’espace, c’est la nature fécondée par l’énergie humaine. Qu’est-ce que la sauvagerie, sinon un état où le travail n’a pas été organisé utilement ? Dans le mouvement de concentration qui donna naissance aux sociétés primitives, l’établissement des castes n’a été qu’une distribution nécessaire et instinctive du travail. Chacun appropria de lui-même sa tâche à ses facultés ; la seule école à suivre étant alors l’exemple paternel, l’hérédité des fonctions devint une nécessité sociale. L’équité naturelle ne semble pas avoir été blessée dans le contrat primitif ; l’effort intellectuel du prêtre, l’impôt du sang payé par le soldat, n’étaient pas des contributions moins onéreuses que la fatigue des œuvres manuelles, et il y avait une sorte d’égalité dans la répartition des fruits. Dans l’Inde, suivant les lois de Manou, dont la plus ancienne rédaction remonte, dit-on, au XIIIe siècle avant notre ère, la propriété foncière était partagée entre les quatre castes, et celles qu’on supposait les moins capables de défendre leurs intérêts, les prêtres et les artisans, étaient affranchies de l’impôt. En Égypte, un tiers du territoire fut également concédé aux classes ouvrières jusqu’à la spoliation opérée, au profit des rois, par l’astucieux Joseph, qui fit descendre le peuple libre à l’état de servage. Il est à remarquer d’ailleurs que les aristocraties de naissance sont, de leur nature, moins rapaces que les aristocraties de fortune. Celles-ci, pour conserver leur pouvoir accidentel, semblent condamnées à s’enrichir, à spéculer sans cesse sur les sueurs de la foule. Au contraire, une caste noble, dont la supériorité est un fait fatal et immuable, n’a pas besoin d’accumuler ; pour parler le langage technique, elle tend plutôt