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là des priviléges injustes, des entraves à l’industrie, une détresse croissante et irrémédiable. Le peu qu’on entrevoit dans l’histoire nébuleuse de la haute antiquité suffit pour confirmer nos conjectures. L’Inde paraît avoir subi plusieurs révolutions. Si l’Égypte avait été libre et florissante, elle n’eût pas élevé autour de son territoire une barrière infranchissable, qui n’était au fond autre chose qu’un moyen de protection contre la concurrence étrangère ; une force irrésistible d’expansion l’eût au contraire poussée au dehors. S’il avait été permis à la foule de s’enrichir par le travail et l’épargne, elle eût réagi contre la caste dominatrice, ainsi qu’il arriva dans l’Occident au moyen-âge, et elle eût revendiqué des droits politiques, au lieu de se laisser dépouiller et asservir. Les invasions nombreuses contre lesquelles l’Égypte demeura impuissante sont encore des symptômes de pauvreté et d’atonie ; elle ne pouvait même plus faire les frais d’une bonne défense. Cette contrée ne dut être réellement opulente que vers les derniers siècles de l’ère ancienne, lorsque la propriété, redevenue accessible à tous, transmissible et très divisée, put servir de véhicule aux opérations commerciales et industrielles.

Plusieurs des législateurs de l’antiquité ont entrepris de prévenir l’inégalité des fortunes, en mettant obstacle à l’accumulation des richesses dans les mains heureuses ; leurs mesures restrictives ont eu pour unique effet de former des peuples indigens, inhabiles, tristement concentrés en eux-mêmes. On distingue dans le monde grec un certain nombre de cités où la circulation a été entravée systématiquement. Sparte est le type exagéré de ces états : n’est-il pas vrai que chez elle il n’y a que des indigens, depuis les ilotes attachés à la glèbe jusqu’aux guerriers barbares de la tribu dominatrice ? Leur vertu paradoxale n’est que de la sauvagerie impuissante. Vienne le jour où Sparte sera appelée à jouer un rôle politique, elle reconnaîtra qu’il est bon d’avoir de l’argent pour former une marine, pour alimenter la coalition qu’elle veut opposer aux Athéniens, et elle sera forcée de répudier les lois de Lycurgue, de mobiliser la propriété, et de recourir à cet agiotage qu’elle a méprisé jusqu’alors.

Qu’on observe au contraire les cités industrieuses où l’émulation n’a pas été comprimée, Athènes, Corinthe, plusieurs colonies grecques, Tyr, Carthage et Rome même, car Rome, à vrai dire, eut aussi son industrie spéciale[1], la guerre, qu’elle fit moins par point d’honneur que pour acquérir et accumuler. Toutes ces nations ont une splendide existence : leur portée politique est immense, leur influence civilisatrice admirable ; mais partout l’inégale distribution des bénéfices sociaux engendre la mésintelligence : l’oligarchie, tôt ou tard, est réduite à céder au nombre, et c’est l’époque fatale de la décadence politique. À Tyr, les émeutes paraissent avoir été fré-

  1. Virgile, Eneid., VI, 852 :

    Hae tibi erunt artes
    Parcere subjectis, et debellare superbos
    .