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vail libre, soit que, par philantropie, on eût voulu soustraire les travailleurs à l’agiotage, on imagina une organisation qui n’est pas sans analogie avec l’utopie que poursuivent les démocrates de nos jours. Le système des communautés ouvrières, en vigueur dès les plus anciens temps à Athènes et à Rome, fut généralisé. On créa dans chaque localité autant de colléges qu’il y eut de fonctions, depuis les grandes exploitations jusqu’aux métiers infimes. Les citadins propriétaires, chargés de l’administration municipale et de la perception des impôts, formèrent eux-mêmes, sous le nom de curions, une corporation de capitalistes enrégimentés. — Chaque collège reçoit donc de la munificence des empereurs ou par la cotisation des villes une dot qui devient son premier fonds social et l’outil de son métier ; il est autorisé à se réunir pour l’élection de ses syndics et pour la discussion des affaires de la communauté. Comme intérêt du capital mis à sa disposition, la seule charge qu’on lui impose est de fournir, dans un intérêt général, une certaine somme estimée en produits ou en corvées, selon sa spécialité : l’armurier livre des armes, le voiturier fait des transports, l’histrion amuse la foule. Une révolution analogue s’accomplit dans les campagnes : l’ouvrier rural, esclave pour l’ordinaire, échappe aussi des mains du riche ; attaché au domaine qu’il féconde, il ne peut plus être revendu, ni même chassé ; il n’a plus à craindre de mourir de faim dans sa vieillesse, et il s’éteindra au milieu de sa famille, dont il ne peut plus être séparé. En un mot, l’esclave, transformé en colon, devient un fermier perpétuel et inamovible, libre à l’égard du propriétaire, lorsqu’il a acquitté la redevance convenue en argent, en denrées ou en services.

Cette organisation ne semble-t-elle pas réaliser le progrès qu’on poursuit de nos jours ? L’ouvrier de la fabrique ou des champs, assuré de sa subsistance, indépendant du capitaliste, est garanti contre le chômage et la tyrannie de la spéculation individuelle. À une époque d’inexpérience, cette réforme se généralisa sans obstacle ; le silence de l’histoire le prouve. Les notions qu’on a pu recueillir à ce sujet dans le Code théodosien ou dans les Pandectes nous apprennent que, dès le IIIe siècle, cet engrenage de corporations constituait le principal ressort de la société romaine. Mais à peine ce système est-il en vigueur, qu’une sorte de paralysie se manifeste. En immobilisant le capital, on a asservi l’individu qui doit en faire usage. En effet, pour que l’association se perpétue, il faut que le fonds commun soit inaliénable, et que le travailleur n’en utilise que l’usufruit. Le collégiat participe sans doute aux bénéfices dans la proportion de son aptitude ; il jouit, mais il ne possède pas en propre : sa jouissance même est subordonnée à d’onéreuses conditions ; il perd tous ses droits acquis en quittant la communauté ; son fils ou son gendre n’héritent de lui qu’à la charge de continuer ses fonctions. La population rurale n’est pas moins entravée. La défense de déplacer les colons occasionne sur certains points l’encombrement et la détresse, tandis que des domaines voisins restent déserts et stériles. Les propriétaires n’étant plus maîtres de diriger à leur gré l’exploitation de leur patrimoine, n’ayant qu’un