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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 32.djvu/207

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ESQUISSES DE MŒURS POLITIQUES.

LE PRÉFET.

Je voulais causer avec toi de la position du cabinet. Sais-tu, d’après ce qui me revient de tous côtés, qu’il ne me paraît pas bien solide ? Il n’y a qu’un cri contre lui.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Il le mérite bien. Vit-on jamais une plus déplorable politique ? Les affaires ne sont pas mieux conduites au dehors qu’au dedans.

LE PRÉFET.

Tiens, tu es de l’opposition, toi ?

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Oui, cela t’étonne ? Quand le ministère s’est formé, il était appuyé par mes amis à la chambre, et l’on m’a pris ici pour les lier plus étroitement au nouveau cabinet. Depuis, on s’est brouillé, mes amis sont retournés à l’opposition, et j’ai fait comme eux.

LE PRÉFET.

Tu n’as pas donné ta démission, en dépit du comte Jaubert et de ses philippiques contre les fonctionnaires de l’opposition ?

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Il en peut dire ce qu’il veut. J’ai consulté Barrot, qui m’a laissé libre. Je suis resté.

LE PRÉFET.

Ton prédécesseur s’est retiré avec le précédent cabinet.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Il n’est pas sans s’en repentir. En se démettant, on fait place à un ennemi, et on nuit à son parti. Ils peuvent me destituer s’ils veulent. Je ne les crains pas ; ils n’oseront jamais braver les clameurs des journaux qui me défendent. En attendant, on vante mon désintéressement ; avoir le courage de risquer tous les jours sa position, c’est d’un grand cœur. Une démission vous attire un éloge d’un jour et s’oublie tout de suite ; mais chaque matin on célèbre à l’envi le fonctionnaire indépendant qui n’écoute que sa conscience. Il cumule glorieusement les profits de son emploi et les douceurs de la popularité. S’ils me destituent, je suis inscrit sur le martyrologe de l’opposition, et au premier remaniement je deviens au moins sous-secrétaire d’état. Cependant je remplis mes fonctions avec zèle et conscience, et, tout en votant contre le ministère, je lui prête une collaboration assidue et loyale. Il ne pourra accuser que mon opinion ; ma destitution, s’il la prononce, sera purement politique. Or, tu ne sais pas tout ce que vaut une destitution politique ; c’est une lettre de change à vue sur le premier ministère qui se forme. Je t’en souhaite une pour assurer ta carrière.