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FEU BRESSIER.

Cornélie avait apporté, et, quand Paul avait cueilli cinq ou six fraises, il fallait qu’il les donnât à Mlle Morsy, qui les mettait dans le panier. Paul tremblait qu’à chaque instant elle ne s’avisât de placer le panier entre eux deux, car chaque fois qu’il lui donnait les fraises cueillies, sa main touchait la main chérie de Mlle Morsy ; chaque fois il mettait un peu plus de temps à donner les fraises, et il prolongeait ainsi le contact des deux mains. Une fois il laissa sa main si long-temps dans celle de Mlle Morsy, qu’elle la retira un peu vite. Alors Paul n’osa plus toucher cette main ; il lui sembla que Cornélie était justement irritée contre lui. Il prit le panier et le mit entre eux deux.

Mais bientôt leurs mains se rencontrèrent cueillant la même fraise ; chacun retira la sienne. Ils levèrent les yeux, et leurs regards se rencontrèrent brillans et humides. La main de Cornélie était restée comme frappée de torpeur sur les feuilles des fraisiers ; leurs yeux restaient fixés les uns sur les autres par cette pointe acérée du regard qui pénètre et pique le cœur presque douloureusement. Paul rapprocha sa main de celle de Cornélie. Cornélie tremblait ; elle retira un peu sa main, celle de Paul s’avança davantage, les deux mains se touchaient aussi peu qu’il est possible. Je ne sais si Paul eût jamais osé saisir la main de Cornélie, mais quelqu’un entra au jardin. Cela lui donna du courage, car il ne redoutait au monde que Cornélie ; il s’empara de la main de Cornélie, la serra dans la sienne, où était passée son ame tout entière. Cornélie répondit par une légère pression.

Et tous deux rentrèrent à la maison porter à la cuisine les fraises qu’ils avaient cueillies.

— Il n’y en a guère, dit la servante ; je dirai au jardinier d’arroser les fraisiers ; il fait si chaud, la terre est desséchée.

Paul avait le cœur rempli d’une joie ineffable ; il lui semblait que le monde entier lui appartenait. À dîner, il était bon comme tous les gens heureux dans le cœur ; il avait avec les convives une affabilité tout-à-fait royale. Son amour avoué et partagé l’élevait si haut, qu’aucune blessure ne pouvait aller jusqu’à lui. Il y a toujours dans la haine un peu de crainte ; celui qui ne craint personne ne hait personne. Paul, de son ciel, n’avait pour les autres hommes que des sentimens affectueux mêlés d’un peu de commisération pour ces pauvres diables condamnés à s’occuper des choses de la terre, quand lui jouissait de la gloire et du bonheur des anges ! Pour la première fois il rit des plaisanteries d’Arnold Redort qui racontait la mystification de Marcel à propos de Mme d’Erghem.