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LE CONNÉTABLE DU GUESCLIN.

rière. On peut assurément, par la puissance de la pensée, comprendre le moyen-âge et le juger ; mais on ne saurait, à force d’art, en reproduire la physionomie pittoresque et naïve, et la plupart de ces tentatives ne sont que des tableaux de fantaisie. Joinville, Froissard et Commines resteront à tout jamais, et en dépit du progrès des études historiques, les peintres véritables de saint Louis, de Charles V et de Louis XI. Que les écrivains modernes rectifient les chroniqueurs dans un esprit de sagacité ; que, maîtres de l’ensemble des évènemens, ils fassent ressortir le génie politique d’un siècle ou d’une société ; qu’ils ne reculent pas même devant l’espérance d’entrevoir quelques faces isolées du plan divin selon lequel se développe l’humanité tout entière ; qu’ils fassent enfin de l’histoire critique, politique, philosophique ou providentielle, nous le trouvons bon, et nous croyons qu’ils cèdent en cela à une inspiration légitime. De tels travaux sans doute ont leurs périls, et, pour quelques magnifiques monumens dont ils ont doté notre siècle, celui-ci se trouve comme écrasé sous le poids d’une multitude d’œuvres prétentieuses et médiocres ; mais du moins portent-elles l’empreinte d’une certaine vérité de réflexion et d’une inspiration individuelle. Nous ne saurions reconnaître le même caractère aux laborieux essais tentés pour reproduire la physionomie d’une époque lointaine, en faisant, pour s’isoler de la sienne, des efforts infructueux, et qui presque jamais ne sont sincères. N’en déplaise à l’ingénieux et savant auteur des Ducs de Bourgogne, et à Quintilien lui-même, rien de moins exact, surtout au xixe siècle, que la maxime si connue : Scribitur ad narrandum, non ad probandum. Quelque soin que prenne l’historien moderne pour se défendre des influences qui le dominent, lorsqu’il s’occupera du moyen-âge, il écrira moins pour raconter que pour prouver ; il se fera, même à son insu, dissertateur plutôt que narrateur fidèle, et les faits ne seront pour lui que l’accessoire d’une pensée préconçue. Subissons donc en toute loyauté les conditions qui nous sont faites, et n’essayons pas de nous y soustraire. Faisons à nos risques et périls des théories et des systèmes ; mais, lorsque nous voudrons montrer le moyen-âge dans l’intimité de sa pensée, et ses grands hommes dans la naïveté de leurs mœurs et la continuité de leur vie, n’hésitons pas à nous faire paléographes plutôt qu’historiens : imprimons nos nombreux monumens inédits, car le moins important d’entre eux vaudra nos meilleurs ouvrages.


Louis de Carné