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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 32.djvu/779

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GOETHE ET LA COMTESSE STOLBERG.

par l’oisiveté vers les dominos et les chiffons à travers mille niaiseries. J’ai pourtant bien des choses à te dire encore. Adieu ! je suis un pauvre homme égaré et perdu !

« Huit heures du soir. — Je rentre du spectacle, et viens m’habiller pour le bal. — Ah ! chère Auguste, lorsque je relis cette lettre ! quelle vie ! Persisterai-je, ou bien dois-je en finir pour toujours ? Et pourtant, chère, lorsque je sens tant de parcelles se détacher de mon cœur, lorsque je vois se détendre cet état convulsif dont ma chétive et folle organisation était la proie, se rasséréner mon coup d’œil, mes relations avec les hommes gagner en sûreté, en force, en étendue, et cela sans que mon être intérieur s’amoindrisse, sans que mon cœur cesse d’être voué pour jamais à l’empire sacré de l’amour, qui peu à peu refoule tout élément étranger par cet esprit de pureté qu’il est lui-même, oh ! alors, je me laisse aller. — Peut-être me trompé-je ? n’importe, je rends grace à Dieu. Bonne nuit, adieu !

Il n’y a pas à s’y méprendre : la guérison dès long-temps entrevue se déclare cette fois ouvertement. Voilà, nous pouvons le dire, une cure habilement conduite. Goethe, si on l’a remarqué, ne s’arrête pas aux expédiens en usage chez les poètes ordinaires ; dès le premier moment, il tranche dans le vif, il a recours aux grands moyens. La dissipation, les voyages, les galanteries faciles, et, çà et là, aux bons momens, l’étude et le travail ; un homme du monde, roué aux intrigues, ne s’en fût pas mieux tiré. Il y a, dans ce joli roman, des contradictions qui me ravissent. Avez-vous jamais vu tant d’exaltation sentimentale, de poésie expansive, se marier à plus d’expérience et de jugement ? Comme il calcule et prévoit tout, comme sa raison n’abdique jamais, et cela, même dans ses accès de délire ! Est-ce à dire qu’on doive accuser le poète de n’être pas de bonne foi ? Non, certes ; c’est un des rares priviléges de cette organisation puissante que l’homme et le poète, loin de s’exclure, s’aident l’un l’autre et se complètent. Et voilà pourquoi, dans certaines occasions difficiles, celle-ci par exemple, quand un poète ordinaire eût chanté, lui agit. La lettre qui suit constate un dernier progrès dans sa guérison, désormais radicale :

« J’ai passé la nuit au bal, et n’ai dansé que deux menuets, occupé que j’étais à tenir compagnie à une aimable personne qui toussait. Si je te disais mes relations nouvelles avec les plus douces, les plus nobles ames féminines, si je pouvais, de vive voix ; non, quand je le pourrais, je ne l’oserais, et tu n’y tiendrais pas. Moi aussi j’aurais succombé, si tout s’écroulait à la fois, et, si la nature, dans sa prévoyance économe, n’avait soin de nous administrer chaque jour quelque grain d’oubli. Il est maintenant huit heures, j’ai dormi