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la première strophe, l’autre marque chaque cadence, et, lorsque la strophe est finie, il la répète tout entière. Pendant ce temps, l’improvisateur compose la seconde ; puis il abandonne la suite du chant à son ami, et fait à son tour le rôle de répétiteur. S’ils sont plusieurs d’une force à peu près égale, ils s’adressent, comme les bergers de Virgile, ou les minnesingers de la Wartbourg, des défis poétiques. Ils s’assemblent à certains jours sous les lambris enfumés du pœrte, leurs amis se rangent de côté et d’autre, comme les témoins d’un duel, et la lutte commence. Chacun des concurrens doit tour à tour et sans hésiter prendre la parole. La facilité avec laquelle il répond à son adversaire est surtout ce que l’on admire, et je dois avouer que les suffrages des auditeurs ne sont pas pour celui qui chante le mieux, mais le plus long-temps. Il y a un proverbe finlandais qui dit : La nuit allonge le jour, et le chant allonge la cruche de bière. Quelquefois le combat des poètes dure toute la soirée et se continue encore pendant la nuit. Ils célèbrent ainsi leurs joies et leurs regrets, leurs rêves d’amour et de tristesse ; ils racontent leurs travaux et leurs chasses, et, s’il est arrivé quelque évènement dans le pays, ils en font aussitôt le sujet d’un long récit. Ils exercent parmi leurs concitoyens une sorte de magistrature populaire et morale très redoutable et très redoutée. Qu’une jeune fille commette une faute grave, qu’un paysan soit traduit devant la justice pour un vol, ou une rixe, ou un meurtre, à l’instant même voilà le poète du canton qui raconte la fâcheuse histoire dans ses vers, et son récit court dans tout le district, de maison en maison, de bouche en bouche. Il n’est pas une honnête femme qui n’en connaisse les détails, pas un enfant qui ne puisse faire rougir le front du coupable en le lui répétant. C’est la gazette du pays, la chronique du scandale, le pilori du crime.

Quelquefois un sentiment d’inimitié personnelle, un besoin de vengeance animent la verve de ces poètes champêtres, car ils sont aussi de la race irritable dont parle le sage Horace, et malheur à celui qui s’expose à leur colère ! Ils l’étreignent dans leur vive et mordante satire, ils le torturent et le déchirent ; ils le revêtent d’un accoutrement grotesque, d’un masque hideux ; ils le livrent comme une victime, pieds et poings liés, à la risée de tout le canton. Le pauvre patient a beau se défendre et beau faire, les rieurs sont contre lui ; les flèches de la vengeance poétique, les traits acérés de l’épigramme le suivent partout. Il trouve sa condamnation dans toutes les fermes, il lit son jugement dans tous les regards.

Dernièrement le sacristain d’une paroisse, ainsi honni et lacéré, ne sachant à quel moyen avoir recours pour mettre fin à ses douleurs, s’avisa de traduire devant le juge du district l’auteur de la diatribe qu’il entendait de tous côtés résonner à son oreille. Les vers avaient été souvent récités le soir dans les veillées de familles, mais personne ne les avait écrits, et nul témoin ne voulait s’en souvenir devant le tribunal. Le juge fut prié d’en appeler à la mémoire de l’accusé, qui improvisa aussitôt un nouveau chant où il dépeignait le sacristain et racontait sa vie dans des termes parfaitement irrépro-