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Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 32.djvu/938

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REVUE DES DEUX MONDES.

ques propositions solennelles sur la révolution française, telles que celles-ci qui ressortaient sur le fond : « La prise de la Bastille est une comédie (komoedie) ; le livre de M. Mignet, un mensonge depuis le commencement jusqu’à la fin (eine lüge von anfang bis zu ende) ; Mme Roland, une caricature (die carricatur) ; M. Necker, un idiot ; Louis XVI est mort justement supplicié par Dieu (die gerechligkeit gottes), pour n’avoir pas mitraillé tout d’abord l’assemblée constituante, etc., etc. » Eh ! que m’importent, m’écriai-je enfin avec indignation contre moi-même, les personnes et les choses ? il s’agit bien des individus, quand c’est mon essence même qui est mise en question. Quoi ! il ne suffisait pas de m’enlever la forme humaine ; il ne suffisait pas de me recouvrir de cette odieuse fourrure que la nature a départie aux créatures qu’elle raille avec un rire sardonique ! Tout cela n’était rien qu’une précaution charitable du docteur pour m’amener à descendre au-dessous du quadrumane, dans la région des démons ! — Incapable de respirer plus long-temps, j’ouvris ma fenêtre, d’où je dominais la ville ; et, soit effet de la vision, soit plutôt la profonde réalité, j’aperçus, dans toutes les directions, à travers les rues, sur le seuil des portes, à pied, à cheval, en voiture, une multitude innombrable de diables bleus, blancs, rouges, parmi lesquels il me fut impossible de ne pas reconnaître mes compatriotes. Les infortunés ! ils riaient, conversaient entre eux, sans avoir l’air de se douter de leur effroyable transformation. Les blancs marchaient à reculons, les bleus étaient assis sur des bornes, avec lesquelles ils se confondaient ; les rouges couraient en avant, au risque de se rompre la tête ; tous parlaient, gesticulaient ; j’aperçus même quelques-uns de mes amis, qui s’en allaient, la conscience tranquille, le grapin à la main, comme s’ils eussent tenu un blanc lis. Je n’eus pas le courage de les avertir du changement qu’ils ignoraient, et je rentrai seul, le cœur déchiré, dans cette bibliothèque où je faisais de si étranges découvertes.

Les journaux venaient de tomber sur ma table, véritables journaux teutoniques, couleur grisâtre et enfumée, par respect pour le ciel d’Alaric. Je ne tardai pas à m’apercevoir que ces gazettes avaient des renseignemens qui changeaient entièrement la face de l’histoire politique et littéraire de mon pays ; j’acquis par ce moyen une multitude de faits nouveaux qui enrichirent singulièrement ma mémoire. C’est là que j’appris, par exemple, que le maréchal Ney avait été assassiné par le peuple français ; c’est là aussi que je trouvai l’énigme de ce nom étrange de George Sand, qui m’avait si long-