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sans exemple. De tous côtés je promenais un regard avide, et ces cours étroites, ces voûtes silencieuses, étaient pour moi comme un temple auguste, consacré par la pensée la plus héroïque et la plus grande calamité.

Les Anglais, qui, dans leur lâche envie, ne manquent jamais une occasion de profaner notre histoire ou d’insulter à notre honneur, ont accusé nos soldats d’avoir mis eux-mêmes le feu à Moscou. Les Russes sont plus justes ; ils racontent sincèrement le fait tel qu’il s’est passé. Plusieurs habitans de Moscou me l’ont avoué. Ils savaient bien qui étaient les incendiaires et les pillards ; ils savaient que notre armée tout entière ne se précipitait au milieu des flammes que pour tenter de les étouffer. Leur intérêt parla alors plus haut que leur équité ; ils rejetèrent sur nous cette dévastation pour accroître encore le nombre de nos ennemis, et se fortifier contre nous par un redoublement de haine et d’exaspération. Leur vœu s’est réalisé, l’incendie de Moscou a eu le résultat qu’ils en attendaient. Quel résultat ! La France pourra-t-elle jamais l’oublier ? Quand on annonça à Alexandre l’incendie de sa vieille capitale, ce fut pour lui comme un coup de foudre. Les bulletins de la Moskowa lui annonçaient que ses troupes venaient de remporter un triomphe. Il avait fait chanter le Te Deum de la victoire et comblé d’honneurs la famille de Kutusoff. Tout à coup il apprenait que ce prétendu triomphe était une défaite, que notre armée, marchant sur les débris de la sienne, poursuivait sa route au centre de son empire, et que la demeure de ses ancêtres était occupée par Napoléon. On raconte qu’alors, saisi de terreur à cette sinistre nouvelle, croyant déjà voir l’aigle de France étendre ses ailes sur les ruines de Pétersbourg, il résolut de se retirer en Angleterre, et que l’impératrice usa de toute son influence pour le dissuader de ce projet désespéré. Trois jours après, il apprenait la ruine de Moscou, et cette ruine le sauvait. On ne dit pas encore pourquoi le comte Rostopschin a persisté à nier publiquement les ordres qu’il avait donnés aux incendiaires. On sait qu’il avait voulu brûler lui-même sa belle maison de Moscou, et qu’elle ne fut sauvée que par hasard ; il ne peut nier en tout cas la brutale inscription qu’il plaça au-devant de sa maison de campagne ; en y mettant le feu et en l’abandonnant[1].

Le Kremlin est une citadelle presque triangulaire, autrefois entourée de fossés, fermée à présent par une enceinte de hautes murailles, flanquée d’une tour massive à chaque angle. De la fondation du Kremlin date celle de Moscou même. Cette forteresse existait dès le milieu du XIIe siècle. Ce n’était d’abord qu’une simple construction en bois avec une palissade ; Moscou n’était qu’un village. Vingt ans plus tard, c’est-à-dire vers 1160 ou 1170, André, petit-fils de Vladimir Monomaque, prince de Kiew, éleva au milieu de ces frêles habitations une église en pierre, et y déposa une miraculeuse image, le portrait de la Vierge, peint par saint Luc. Saccagée et brûlée au milieu du XIIIe siècle par les Mongols, la jeune ville fut reconstruite bientôt après sur un emplace-

  1. Cette inscription était à peu près conçue en ces termes : « Je brûle moi-même ma maison pour qu’elle ne soit pas occupée par ces chiens de Français. »