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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

L’anonyme ne le cache pas assez, le pseudonyme ne dépiste pas suffisamment l’inquisition qu’il veut déjouer. Outre celui qu’il affiche sur son titre, il en prendra cinq ou six différens dans le cours de l’ouvrage pour autant de pensées qui lui auront paru plus particulièrement compromettantes, et aussi (car c’est encore là un de ses artifices) plus particulièrement insignifiantes. Souvent même, si le résonnement d’un nom tout entier l’épouvante, il se réduira à l’initiale et il y épuisera les vingt-six lettres de l’alphabet. Parlant toutes les langues, portant toutes les livrées, tour à tour Anglais et Italien, Français et Allemand, homme et femme, noble et roturier, il semble, par l’aisance et la fécondité de ses travestissemens, avoir ressuscité en sa personne ces maîtres intrigans du bon vieux théâtre, et s’être fait le Sbrigani d’une pièce où il ferait jouer au public le rôle du gentilhomme limosin. C’est une comédie qu’il s’est donnée à lui-même durant toute sa vie ; il fait bon le voir riant sous cape, tout bas, en dedans et les lèvres pincées, jusqu’au moment où une terreur panique vient l’assaillir au pied de ce théâtre fantastique qu’il s’est dressé sous son bonnet de nuit, et le fait fuir en renversant toiles et banquettes. Ce moment, où il craint d’être découvert, revient pour lui presque tous les jours, mais surtout les jours où il a publié quelque livre nouveau. C’est à l’un de ces momens solennels et décisifs qu’on le voit disparaître tout à coup et tout de bon. On le cherche : il est en voyage. Son livre, jeté dans le monde, le rejette par contre-coup à quelque bout du monde. Il fuit sa pensée produite au grand jour ; il fuit cet éclat subit et ce subit retentissement ; il fuit jusqu’à ce nom imaginaire qu’il s’est donné sur la première page, et dans lequel il tremble lui-même de se reconnaître ; il recule, comme le canon, devant son propre éclair et son bruit. Ainsi il est toujours en contradiction avec lui-même, ainsi il est et n’est pas lui ; mais ce qui devient lui, ce qui n’est aucun autre que lui, c’est le bizarre composé, le résultat final de cette contradiction perpétuelle. Voilà, si l’on veut, son paradoxe.

Que l’on ne dise pas cependant que c’est là une de ces folles plumes qui s’abandonnent en filles perdues à tous les dévergondages de la pensée, qui n’ont peut-être ni le discernement du faux, ni certainement le souci du vrai, qui se prêtent à tout et ne se livrent à rien, qui prennent tour à tour et repoussent sans choix, sans conscience, sans respect, sans amour, qui jettent une ombre sur toute clarté, font reluire d’un faux jour toutes ténèbres, qui se font un jeu