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Stendhal, nous le savons déjà, ne voit dans le beau que la saillie de l’utile. S’il considère la beauté par rapport à lui qui la contemple, il la définit une promesse de bonheur, une aptitude à donner du bonheur, une promesse d’un caractère utile à son ame. S’il la considère dans le sujet animé qui l’offre à ses yeux, il la définit en disant qu’elle est l’expression d’une certaine manière habituelle de chercher le bonheur. Ainsi, bien loin de séparer l’idée de l’utile de l’idée du beau, il n’arrive analytiquement à celle-ci que par l’autre, et pour lui cette utilité est toujours présente. C’est là d’ailleurs l’idée centrale d’où rayonnent, vers tous les points de la sphère de connaissances qu’il a embrassée, les principes secondaires dont chaque série particulière constitue une branche spéciale de connaissances ou de doctrines ; c’est de l’idée de l’utile qu’il part pour tout contrôler et pour arriver à tout. En morale (il n’a jamais assez d’épigrammes contre les gens moraux), en morale, il veut que toute éducation repose sur la seule connaissance de l’utile. Il définit la vertu et le vice ce qui est utile et ce qui est nuisible ; il niera la vertu chrétienne parce qu’elle est un calcul et qu’elle se réduit à ne pas manger des truffes de peur des crampes d’estomac ; il ne donne le nom de vertu qu’à une action pénible qui est en même temps utile à d’autres. Dans la religion, il ne voit qu’une grande machine de civilisation et de bonheur éternel, rien de plus, rien de moins ; il dit encore : « Comme vous le savez, une religion, pour avoir des succès durables, doit avant tout chasser l’ennui. » Et quand il écrit, avec un faux air d’onction, ces mots : la seule vraie religion, il ne manque jamais d’ajouter aussitôt, entre parenthèses ou en note : celle du lecteur. Si M. Beyle avait été un véritable philosophe et non un dilettante philosophant, ce principe de l’utile, d’où il a su faire découler tout ce qu’il a voulu avoir d’idées en philosophie, en religion, en morale, en politique, en esthétique, ce principe eût pu devenir dans ses mains une des idées les plus fortes qui aient jamais lié, fécondé et vivifié tout un ensemble de conceptions sur l’homme, sur ses facultés et ses rapports. Dans l’état où il a laissé les choses, ce n’est déjà point l’effort d’un esprit ordinaire que d’avoir pu s’élever à la conception d’une idée qui rayonne en tous sens sur tant de branches de spéculations différentes, et leur sert de foyer commun. Cela prouve qu’avec l’analyse perçante que nous lui connaissons déjà, M. de Stendhal avait aussi reçu en don la puissance de la synthèse, assemblage qui est certainement la plus belle ébauche de philosophe qui puisse sortir des mains de la nature, quand beaucoup d’enfantillage ne s’y vient point ajouter par surcroît.