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que d’audace, car il n’a pas même l’amour pour excuse ; l’amour ne spécule pas ainsi. Si M. de Stendhal n’a voulu que représenter dans cet exemple la vanité française, il l’a outrée monstrueusement et au point de la rendre aussi inadmissible qu’inintelligible. La vanité peut pousser un homme au suicide, mais seulement pour les humiliations qui ont des témoins, et non pour une simple reculade de la conscience. Ce dernier fait n’est justiciable que de l’orgueil, qui seul le connaît, et l’orgueil ne s’impose point d’aussi ridicules devoirs. Ce qu’une ame haute commence par respecter, c’est elle-même. Le caractère de Julien Sorel est donc faux, contradictoire, impossible, incompréhensible en certaines parties. Nous ne reconnaissons point, dans cette morose création du romancier, la vanité de ce Français sanguin, jovial, insouciant, présomptueux, que le physiologiste a plus d’une fois dépeint. Sans doute M. de Stendhal a réussi à figurer un personnage on ne peut plus malheureux ; mais comment, sauf beaucoup de détails parfaits d’observation et de justesse, a-t-il pu voir dans le dessin général de cette figure l’image et la personnification de la jeunesse française ? Cette jeunesse savante, pédante, ambitieuse, dégoûtée, il n’était point fait pour la comprendre. De son temps, on était tout autre chose.

Quoi qu’il en soit, le Rouge et le Noir a été lu, et nous serions presque tenté d’en conclure qu’il n’a pas été compris, car le patriotisme d’antichambre, pour parler comme M. de Stendhal après Turgot, ne lui eût point pardonné. Ce livre s’est sauvé par le charme et la nouveauté des détails, qui ont masqué l’idée fondamentale par la transpiration des opinions politiques de l’auteur, par l’odieux jeté sur quelques figures de prêtres, enfin par la beauté réelle des deux caractères de femmes, beauté touchante chez l’une, énergique et fière chez l’autre. Sur ce propos, il est à remarquer que les femmes, dans les romans de M. de Stendhal, ont toujours un rôle plus beau que les hommes, même quand les hommes ont un beau rôle, ce qui tournerait à la gloire de celles qu’il a aimées. Malgré tout, il s’est rencontré dans ce roman assez de bonnes choses pour que des écrivains qui ont trouvé du plaisir à ravaler M. de Stendhal après sa mort aient trouvé de l’avantage à le piller de son vivant. L’éducation fashionable que reçoit Julien Sorel, devenu secrétaire de M. de La Mole et diplomate, a été copiée depuis pour l’éducation du héros d’un autre roman aussi connu que le Rouge et le Noir.

Dans cet ouvrage, M. de Stendhal a voulu montrer comment, par la vanité, les Français savent se rendre malheureux ; dans la Char-