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allemand ; il cherche à faire tenir tout un poème dans un cadre de fleurs. Comme Abraham Mignon, qui naquit douze ans après sa mort, il place dans les profondeurs d’une tulipe un drame mystérieux dont les acteurs sont des scarabées. Bertrand a compris ses paysages à la manière de Breughel de Velours. On voit qu’il a rêvé aussi devant ces naïfs intérieurs où Lucas de Leyde nous montre la Vierge à genoux entre un lit et un dressoir gothiques, ayant derrière elle une fenêtre ouverte sur une campagne des rives du Rhin. Enfin, Salvator Rosa et Murillo, qu’il met encore au nombre des génies inspirateurs qui ont formé son talent, marquent leur influence dans son livre par des morceaux touchés avec ce sombre et éclatant coloris dont ils avaient le secret. Certes, l’on rencontre avec plaisir le vif souvenir de ces grands peintres, et cependant il y a dans Louis Bertrand quelque chose qui vaut encore mieux que tous ses emprunts ; c’est ce qu’il est parvenu parfois à tirer de son propre cœur. Avant de venir végéter et mourir à Paris, le poète a vécu et rêvé à Dijon. Dijon, où s’est épanouie sa jeunesse, est pour lui ce qu’est à l’enfant la maison où il est né, un monde à la fois mystérieux et connu, illuminé par l’amour et agrandi par la rêverie. Tous ceux dont l’enfance s’est écoulée en province retrouveront les plus chers parfums, les voix les plus argentines de leurs jeunes années, en lisant les pages où Bertrand raconte ses excursions sur les bords de la Suzon et ses extases devant les ruines de la Chartreuse. Nous regrettons que le poète de Dijon ne se soit point plus souvent livré aux inspirations du terroir. Pourquoi Béranger nous émeut-il si vivement ? C’est parce que nous croyons respirer dans ses vers l’odeur de ces bonnes plaines de Montmirail et de Montereau, où nous avons si vigoureusement battu les cosaques. Il n’est point d’endroit où le sang français coule plus généreux et plus chaud que dans ces pays de Bourgogne et de Champagne, où le cep de Brennus fleurit toujours. Si charmantes que soient les régions fantasques où l’imagination de Louis Bertrand s’est promenée jusqu’à la lassitude, je crois qu’on leur préfère encore ces régions amies avec leurs horizons doux et familiers aux regards. Ceux que consultait Bertrand auraient dû lui dire « Laissez là les paysages de Salvator Rosa avec leurs noirs rochers, dont vous n’avez pas entendu les échos ; leurs cieux pleins de nuées houleuses, dont vous n’avez point respiré les souffles orageux, pour nous dépeindre ces sentiers connus de vos pas, où le lapin de La Fontaine fait encore son déjeuner de thym et de serpolet. »

Ce n’est point le livre de M. André Delrieu qui nous rendra la saveur natale qu’on trouve trop rarement dans l’œuvre de Louis Bertrand. La Vie d’Artiste, c’est le titre que M. Delrieu a donné à son ouvrage, ne manque certainement ni de grace ni d’intérêt ; mais il y a quelque fatigue à voir pendant deux volumes un Français qui se consume en efforts afin de devenir Allemand. M. Delrieu a fait une bien autre entreprise que de vouloir écrire avec les mots dont se servent nos voisins d’outre-Rhin ; il a voulu écrire avec leur esprit. Or les mots peuvent jusqu’à un certain point s’apprendre dans