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EL BARCO DE VAPOR.

fois. Quelques-uns de ces bateaux portaient une troisième petite voile en forme de triangle isocèle, posée dans l’écartement produit par les pointes divergentes des deux grandes voiles : ce gréement est très pittoresque.

Vers quatre ou cinq heures du soir, nous passions devant San-Lucar, situé sur la rive gauche du fleuve. Un grand bâtiment d’architecture moderne, construit avec cette régularité de caserne et d’hôpital qui fait le charme des constructions actuelles, portait à son frontispice une inscription quelconque que nous ne pûmes lire, ce que nous regrettons peu. Cette fabrique carrée et percée de trop de fenêtres a été bâtie par Ferdinand VII. Ce doit être une douane, un entrepôt ou quelque chose dans ce genre. À partir de San-Lucar, le Guadalquivir devient extrêmement large et prend des proportions de bras de mer. Les rivages ne forment plus qu’une ligne de plus en plus étroite entre le ciel et l’eau. C’est grand, mais d’une grandeur un peu sèche, un peu monotone, et nous nous serions assez ennuyés sans les jeux, les danses, les castagnettes et les tambours de basque des soldats. L’un d’eux, qui avait assisté aux représentations d’une troupe italienne, en contrefaisait les acteurs et surtout les actrices, paroles, chants et gestes, avec beaucoup de gaieté et d’entrain. Ses camarades riaient à se tenir les côtes et paraissaient avoir parfaitement oublié les scènes attendrissantes du départ. Peut-être bien aussi leurs Arianes éplorées avaient-elles déjà essuyé leurs yeux et riaient-elles d’aussi bon cœur. Les passagers du bateau à vapeur prenaient franchement part à cette hilarité et démentaient à qui mieux mieux la réputation de gravité imperturbable qu’ont les Espagnols dans le reste de l’Europe. Le temps de Philippe II, des vêtemens noirs, des golilles empesées, du maintien dévot, des mines froides et hautaines, est beaucoup plus passé qu’on ne le pense généralement.

San-Lucar laissé en arrière, par une transition presque insensible, on entre dans l’Océan, la lame s’allonge en volutes régulières, les eaux changent de couleur, et les visages aussi. Les prédestinés à cette étrange maladie que l’on nomme le mal de mer commencent à rechercher les angles solitaires et s’accoudent mélancoliquement au bastingage. Pour moi, je me perchai bravement sur la cabine qui avoisine les roues, étudiant ma sensation avec conscience, car, n’ayant jamais fait de traversée, j’ignorais encore si j’étais dévoué à ces inexprimables tortures ; les premiers balancemens m’étonnèrent un peu, mais je me remis bientôt, et je repris toute ma sérénité. En débouchant du Guadalquivir, nous avions pris à gauche et nous sui-