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REVUE DES DEUX MONDES.

repentir de Phèdre ne doit en rien altérer la sérénité toute païenne de sa mort.

Un des plus grands charmes de la tragédienne, c’est la parfaite harmonie de ses mouvemens. On dirait une statue de marbre qui vient d’être animée. Galatée dut marcher ainsi. Voltaire a dit quelque part avec ces hardiesses inattendues d’image et de pensée qu’on trouve à chaque instant sous l’attrayante limpidité de son style : « Mlle Clairon est devenue sans contredit le plus grand peintre de la nation. » Mlle Clairon venait de jouer dans Tancrède, de sorte que le poète dont elle avait fait triompher la pièce était mu peut-être en sa faveur d’une fort excusable partialité ; mais tout le public donnerait aujourd’hui volontiers à l’actrice qui joue Phèdre le brevet de peintre que Voltaire décernait à l’actrice qui jouait Aménaïde. Beaucoup ont pâli devant les fresques florentines ou médité devant les bas-reliefs du Parthénon qui n’entendent point comme cette jeune fille la science des expressions et des attitudes.

Ce dont on ne saurait jamais être trop reconnaissant envers Mlle Rachel, c’est de ce qu’elle a fait circuler dans notre vieille poésie je ne sais quelle sève qui nous enivre, comme la sève printanière des poésies les plus récentes. Grace à elle, Phèdre a paru devant nous telle qu’elle était sortie du cerveau de Racine et telle peut-être qu’elle ne s’était jamais produite sur notre scène. La jeune tragédienne vient d’acquérir victorieusement à son répertoire l’œuvre la plus parfaite du théâtre classique ; maintenant qu’elle est parvenue au but qu’on lui désignait depuis si long-temps, des voix inquiètes et curieuses se mêlent déjà aux voix qui applaudissent pour lui demander vers quels nouveaux horizons vont se diriger ses pas. C’est là le côté mélancolique de tous les triomphes ; il n’est point de trône ici-bas où il soit permis de se reposer. Au lieu de se débattre contre cette condition de la gloire, un artiste doit l’accepter avec courage. Que Mlle Rachel en soit convaincue, le moment des plus puissans efforts est venu pour elle. Les conquérans ne conservent leur royaume qu’à la condition de l’étendre chaque jour. Les conseils vont lui arriver de toutes parts, impérieux et opposés. Il faut qu’elle sache se garder également et de ceux qui voudront offrir son talent en holocauste à tous les caprices du drame moderne, et de ceux qui, ne voyant en elle qu’une apologie vivante des préceptes d’Aristote, voudront la pousser dans les catacombes où dorment les alexandrins oubliés.


G. de Molènes.

V. de Mars.