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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/550

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REVUE DES DEUX MONDES.

— Non, dit Jean ; elle n’est point fille à fuir le danger. Si elle vit, elle est en selle, et galope pour venir à nous.

Un coup de vent ébranla les portes et les fenêtres, et on entendit les tuiles de la toiture qui volaient en éclats.

— Que le ciel la protége ! s’écria Joseph en tombant à genoux.

Yvon s’étant retiré, une assez vive altercation éclata entre le frère Jean et le frère Christophe. Ils commencèrent par s’accuser réciproquement de l’étrange façon dont Jeanne avait été élevée, ils finirent par reconnaître qu’il n’étaient en ceci blâmables ni l’un ni l’autre, et que tous les reproches revenaient de droit à Joseph. Ce point une fois établi, on put voir en action la fable du loup et de l’agneau se désaltérant dans le courant d’une onde pure ; seulement, cette fois, au lieu d’un loup il s’en trouvait deux.

— Tu le vois, malheureux ! s’écria Jean en laissant tomber sur Joseph la foudre de son regard, voici le résultat de la belle éducation que tu as donnée à cette enfant, voici le fruit de tes lâches condescendances et de ton aveugle tendresse !

— Mais, mon frère Jean, répondit timidement Joseph…

— Tais-toi ! s’écria Christophe en le poussant par les épaules ; c’est toi qui as fait tout le mal !

— Mais, mon frère Christophe, répliqua humblement Joseph…

— Réponds, s’écria Jean ; dans quelle autre famille que la nôtre voit-on des filles de seize ans partir seules, le matin, à cheval, courir les champs à l’aventure, et ne rentrer au gîte que le soir ?

— Plût à Dieu qu’elle fût rentrée ! dit Joseph. Mais, mon frère Jean, le cheval que Jeanne essaie aujourd’hui, c’est vous qui, malgré moi, le lui avez donné.

— Ah ! mille tonnerres ! je l’avais oublié, s’écria Jean en se frappant le front ; une bête toute jeune, ardente, ombrageuse, à peine domptée ! S’il arrive malheur à cette enfant, c’est à toi, scélérat, que je m’en prendrai.

— Tu réponds d’elle sur ta tête, ajouta Christophe en lui secouant le bras.

— Je donnerais avec joie tout mon sang pour vous la conserver, dit Joseph ; mais, mon frère Christophe, vous oubliez que c’est vous qui avez fait présent à Jeanne de l’amazone qui lui sert aujourd’hui. N’est-ce pas vous aussi, Christophe, qui l’avez gratifiée d’une selle anglaise ?

— Mais, maraud ! s’écria Christophe, c’est toi qui l’as gratifiée des