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plateau des mains de son frère, et tandis que Jeanne buvait lentement et à petits coups la liqueur parfumée, Christophe et Jean, à genoux devant elle, délaçaient ses brodequins, et l’aidaient à glisser ses pieds fins et cambrés dans le duvet blanc et soyeux. Cette opération achevée, ils restèrent à la même place, les yeux tournés vers leur idole, assez pareils à deux chiens accroupis, implorant un regard de leur maître. Le gros Christophe, avec sa tête énorme, le long et mince Jean avec sa moustache hérissée, avaient l’air l’un d’un boule-dogue et l’autre d’un griffon.

À la façon dont la jeune fille recevait ces hommages, on pouvait aisément deviner qu’elle y était depuis long-temps habituée. Lorsqu’elle eut bien réchauffé ses pieds et ses mains à la flamme, Jeanne se retira dans son appartement, et reparut au bout de quelques instans, vêtue d’une robe de chambre de cachemire, serrée autour de sa taille par une torsade de soie.

Les trois frères avaient profité de son absence pour faire servir auprès du feu le souper de l’enfant. Elle se mit à table sans façon et se prit à manger de grand appétit, tandis que ses trois oncles la contemplaient avec admiration, et que les deux chiens sautaient autour d’elle pour attraper les miettes du repas. De temps en temps, elle adressait aux uns quelques paroles affectueuses, et jetait aux autres quelques os de perdrix à broyer.

— Vous ne fumez pas, mes oncles ? demanda-t-elle à Jean et à Christophe.

— Je n’ai plus de tabac, dit Jean.

— J’ai cassé ma pipe, dit Christophe.

La jeune fille tira de sa poche quelques onces de tabac enveloppées de papier gris qu’elle tendit à Jean, puis une pipe de terre enfermée dans un étui de bois qu’elle offrit à Christophe.

— On pense à vous, dit-elle en souriant. En passant à Bignic, je me suis rappelé que mon oncle Christophe avait cassé sa pipe, et que mon oncle Jean touchait au bout de sa provision. J’ai donc arrêté mon cheval devant la porte du bureau. À l’intérieur, on faisait noces et festin ; la débitante avait marié, le matin, sa fille Yvonne avec le fils de Thomas le pêcheur. On m’a reconnue ; il m’a fallu mettre pied à terre et complimenter les époux. Ils sont jeunes tous deux et gentils : assis l’un près de l’autre, leurs mains entrelacées, ils ne se disaient rien, mais tous deux avaient l’air si heureux, si heureux, que je m’en suis revenue, je ne sais trop pourquoi, le cœur tout agité.

À ces mots, les trois frères se regardèrent à la dérobée.