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VAILLANCE.

glissé deux doigts dans la casquette que Jean tenait à demi fermée, il en tira, non sans hésiter, un carré de papier qu’il déroula lui-même en tremblant. Une sueur froide inondait son visage. De leur côté, Christophe et Jean n’étaient guère plus rassurés ; mais, tout d’un coup, en entendant Jérôme pousser un rugissement de tigre blessé, ils se prirent à rire, à chanter et à danser, comme deux cannibales, autour de la victime que venait de désigner le sort. Jérôme espérait que Mlle Rosancoët refuserait de consentir à une substitution. Il en arriva tout autrement. L’austère fille était aussi jalouse de sa bonne renommée que les Legoff de leur honneur ; elle aima mieux accepter la main de Jérôme que de prêter au ridicule et aux sots propos que les méchans ne lui auraient pas épargnés. On signa le contrat ; les bans furent publiés, et, à quelque temps de là, Jérôme Legoff et Mlle Maxime Rosancoët échangèrent leur anneau au pied des autels. Joseph manqua seul à la cérémonie. Le fuyard n’avait point reparu.

Le lendemain de ce grand jour, entre sept et huit heures du matin, l’époux se promenait seul, sur la côte, d’un air sombre et préoccupé. Il pensait que, si Joseph lui tombait jamais sous la main, il lui couperait les deux oreilles. Ce ne fut qu’au bout de deux mois que Joseph osa reparaître au Coät-d’Or. Durant ces deux mois, qu’il avait passés en proscrit dans les villages environnans, Joseph était devenu diaphane. En le voyant si pâle, si maigre et si chétif, Jérôme consentit à l’épargner ; mais il déclara devant sa femme qu’il ne pourrait jamais lui pardonner.

D’ailleurs, ce mariage n’eut pas les bons résultats qu’on en attendait. Mme Jérôme n’avait rien de ce qui peut embellir un intérieur. Aux qualités qu’elle possédait, il manquait la grace et le charme. Elle ne réalisa ni les rêves poétiques de Joseph, ni les espérances des trois autres : elle réforma la maison, mais ne la rendit pas plus aimable. Jean disait que rien n’était changé, et qu’il n’y avait qu’un hibou de plus au logis. Grave, austère, un peu sèche, et même un peu revêche, comme presque toutes les femmes qui ont passé leur jeunesse dans la dévotion et dans le célibat, elle gouverna son ménage avec une sévérité dont son mari fut la première victime. Elle proscrivit la pipe et garda la clé de la cave. Il en résulta que Jean, Christophe et Jérôme lui-même désertèrent peu à peu le Coät-d’Or, pour aller à Bignic boire et fumer à leur aise. Ils commencèrent par s’observer assez pour pouvoir rentrer au gîte sans trahir l’emploi de leurs journées : ils ne tardèrent pas à s’oublier, et il arriva qu’un soir Jérôme se présenta devant sa femme dans