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LA RUSSIE.

de bruyère étouffés ; on mange du sang et des boudins, contrairement aux lois écuméniques ; on suit les usages des Latins, on se rase la barbe, on coupe ses moustaches, on porte des vêtemens étrangers, on jure par le saint nom de Dieu ; enfin, et c’est là ce qu’il y a de plus déplorable, ce qui attire sur un peuple la colère de Dieu, la guerre, la famine, la peste, on se livre à la sodomie. »

Plus loin, la grand-duc ajoute : « De toutes ces coutumes hérétiques, il n’en est pas de plus condamnable que celle de se raser la barbe. L’effusion de tout le sang d’un martyr ne saurait racheter cette faute. Raser sa barbe pour plaire aux hommes, c’est violer toutes les lois, et se déclarer l’ennemi de Dieu, qui nous a créés à son image. » Cent ans plus tard, Pierre-le-Grand voulait obliger les Russes à se raser la barbe. De toutes les réformes qu’il osa tenter, celle-ci était sans aucun doute l’une des plus hardies.

En 1581, Boris Godunow, qui avait besoin de l’appui du clergé pour se faire pardonner le meurtre de son souverain légitime et affermir son usurpation, institua de son autorité privée le patriarcat de Moscou, et consacra lui-même dans l’église du Kremlin le prélat investi de cette dignité. « Très saint père, lui dit-il en lui mettant la mitre sur la tête et la crosse dans la main, très digne patriarche, père de tous les pères, premier des évêques de toute la Russie, patriarche de Russie, Wladimir, Moscou, etc., je te donne le pas sur tous les évêques, je te confère le droit de porter le manteau de patriarche, la calotte d’évêque et la grande mitre, et ordonne qu’en tout mon pays tu sois reconnu et honoré comme patriarche et frère de tous les patriarches. » Cette institution, qui n’avait d’autre arbitre que celui du pouvoir temporel, ne devait pas fort embarrasser, comme on le voit, les successeurs de Boris Godunow. Aussi, lorsque Pierre Ier en vint à songer qu’il ne lui serait pas inutile de joindre à son autorité de tsar l’autorité suprême de patriarche, il n’eut besoin que d’un léger subterfuge pour s’emparer de ce nouveau pouvoir. En 1720, il rassembla à Moscou les métropolitains, archevêques et évêques de son empire, et leur demanda s’ils voulaient s’unir à l’église romaine. Sur leur réponse négative, il s’écria : « Je ne reconnais d’autre légitime patriarche que le patriarche de l’Occident, le pape de Rome, et puisque vous ne voulez pas lui obéir, vous n’obéirez qu’à moi seul. » Puis il lut les nouveaux statuts du saint-synode. Tous les assistans les signèrent et jurèrent de les observer.

Depuis ce temps, les souverains russes sont restés maîtres absolus de l’église. Le saint-synode n’est qu’une assemblée délibérante à laquelle on abandonne tout au plus certains droits administratifs. C’est l’empereur lui-même qui tranche les questions importantes et juge les cas litigieux ; c’est lui-même qui assigne à ses fidèles sujets un rang dans ce monde et une place éternelle dans l’autre. Par une singulière condescendance, l’église russe ne reconnaît d’autres saints que ceux qui ont été canonisés avant le schisme d’Orient, mais l’empereur peut lui-même, par le simple fait d’une ordon-