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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/69

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EL BARCO DE VAPOR.

l’on comprend que leur présence est due à une surprise, à une usurpation. Ils occupent, mais ils n’habitent pas leur ville.

Les juifs, repoussés ou mal vus par les Espagnols, qui, s’ils n’ont plus de religion, ont encore de la superstition, abondent à Gibraltar, devenue hérétique avec les mécréans d’Anglais. Ils promènent par les rues leurs profils au nez crochu, à la bouche mince, leur crâne jaune et luisant coiffé d’un bonnet rabbinique posé en arrière, leurs lévites rapées de forme étroite et de couleur sombre : les juives, qui, par un privilège singulier, sont aussi belles que leurs maris sont hideux, portent des manteaux noirs à capuchon bordés d’écarlate et d’un caractère pittoresque. Leur rencontre vous fait penser vaguement à la Bible, à Rachel sur le bord du puits, aux scènes primitives des époques patriarcales, car, ainsi que toutes les races orientales, elles conservent dans leurs longs yeux noirs et sur leurs teints dorés le reflet mystérieux d’un monde évanoui. Il y a aussi à Gibraltar beaucoup de Marocains, d’Arabes de Tanger et de la côte ; ils y tiennent de petites boutiques de parfums, de ceintures de soie, de pantoufles, de chasse-mouches, de coussins de cuir historié, et autres menues industries barbaresques. Comme nous voulions faire quelques emplettes de babioles et de curiosités, on nous conduisit chez un des principaux, qui demeurait dans la ville haute, en nous faisant passer par des rues en escalier, moins anglaises que celles de la ville basse, et qui laissaient, à de certains détours, la vue s’échapper sur le golfe d’Algeciras, magnifiquement éclairé par les dernières lueurs du jour. En entrant dans la maison du Marocain, nous fûmes enveloppés d’un nuage d’arômes orientaux ; le parfum doux et pénétrant de l’eau de rose nous monta au cerveau, et nous fit penser aux mystères du harem et aux merveilles des Mille et une Nuits. Les fils du marchand, beaux jeunes gens d’une vingtaine d’années, étaient assis sur des bancs près de la porte et respiraient la fraîcheur du soir. Ils étaient doués de cette pureté de traits, de cette limpidité du regard, de cette noblesse nonchalante, de cet air de mélancolie amoureuse et pensive, attributs de races pures. Le père avait la mine étoffée et majestueuse d’un roi-mage. Nous nous trouvions bien laids et bien mesquins à côté de ce gaillard solennel, et du ton le plus humble, le chapeau à la main, nous lui demandâmes s’il voulait bien daigner nous vendre quelques paires de babouches de maroquin jaune ; il fit un signe d’acquiescement, et, comme nous lui faisions observer que le prix était un peu élevé, il nous répondit d’une façon grandiose en espagnol : « Je ne surfais jamais, cela est bon pour les