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concevoir. Le froid avait tellement mis au vif les mains et les pieds des hommes les plus forts, qu’ils étaient complètement hors de service : la cavalerie, quoique moins exposée, avait néanmoins tant souffert, que les hommes étaient obligés de se faire monter sur leurs chevaux. En réalité, il restait à peine quelques centaines d’hommes en état de combattre.

« L’idée de nous engager dans le défilé terrible qui était devant nous, sous le feu de barbares altérés de vengeance, avec cette masse confuse et irrégulière, était effrayante. Le spectacle que présentaient alors ces flots de créatures animées, dont la plupart devaient dans quelques heures former un sentier de cadavres, ne pourra jamais être oublié par ceux qui l’ont vu. Le formidable défilé a environ cinq milles d’un bout à l’autre, et des deux côtés il est encaissé par une ligne de rochers à pic entre lesquels le soleil, dans cette saison, ne pouvait jeter qu’une lumière momentanée. Il est traversé par un torrent dont le cours impétueux résiste à la gelée…, et que nous avions à passer et repasser à peu près vingt-huit fois. À mesure que nous avancions, le passage devenait plus étroit, et nous pouvions voir les Ghilzis se rassembler sur les hauteurs en nombre considérable. Ils ouvrirent bientôt un feu très vif sur l’avant-garde. C’était là que se trouvaient les dames ; voyant que leur unique chance de salut était de ne pas rester en place, elles prirent le galop en tête de tout le monde, à travers les balles qui sifflaient par centaines à leurs oreilles, et franchirent ainsi bravement le défilé. Elles échappèrent toutes providentiellement au danger ; lady Sale reçut seule une légère blessure au bras. Je dois dire cependant que plusieurs des gens de Mahomed-Akbar, qui avaient pris l’avance, firent les plus énergiques efforts pour faire cesser le feu ; mais rien ne pouvait arrêter les Ghilzis. La foule qui suivait se jeta au plus épais du feu, et le carnage fut affreux. Une panique universelle se répandit rapidement, et des milliers d’hommes, cherchant leur salut dans la fuite, se précipitèrent en avant, abandonnant bagage, armes, munitions, femmes, enfans, et ne songeant plus qu’à leur vie. »

Au milieu de cette déroute universelle, quelques traits de courage se font encore jour. Le lieutenant Sturt, blessé mortellement, était resté étendu dans la neige ; le lieutenant Mein retourna sur ses pas pour le chercher au milieu du feu ; il réussit à le mettre sur un misérable pony et le conduisit au camp, où il mourut le lendemain. « Ce fut, dit M. Eyre, le seul homme de toute l’armée qui reçut une sépulture chrétienne. » Cependant le défilé fut passé, mais la neige se