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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/798

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bien-être. Tout avantage de corps lui paraît vain auprès de cette latitude d’action, de cette liberté de mouvement dont il jouit aujourd’hui. La corporation industrielle ne pouvait subsister qu’à la condition d’être close et de régner despotiquement sur une profession. Vouloir en faire quelque chose de paternel et d’accessible à toute heure, sans titre particulier, sans caractère exclusif, c’est le rêve d’un homme de bien, mais ce n’est malheureusement qu’un rêve.

Les habitudes du compagnonnage, loin d’accuser, comme on l’a dit, une tendance à l’association, prouvent au contraire combien il existe d’élémens dissociables parmi les populations ouvrières. Le compagnonnage est une institution des temps barbares fondée sur la rivalité des corps de métier, et en vue de la guerre séculaire qu’ils se livrent. Non-seulement elle classe chaque profession à part, mais elle consacre des catégories dans la même profession. Au lieu du principe de la solidarité, c’est le principe de la séparation qui y prévaut. Toutes les coutumes du compagnonnage respirent une haine farouche entre les divers corps du devoir, c’est le nom qu’ils se donnent. Isolés ou en bandes, les compagnons s’adressent des défis grossiers, se provoquent par des chansons outrageantes, et finissent par engager des duels meurtriers ou des mêlées épouvantables. Y a-t-il rien là-dedans qui ressemble à une association, dans la saine acception du mot, et qui en contienne le germe ? Sans doute, le compagnonnage stipule un échange de secours mutuels entre les membres d’un même devoir, mais les traces du bien qui en résulte sont effacées par un cérémonial puéril qui aboutit presque toujours à des stations prolongées dans les cabarets. En somme, ce sont là des traditions fâcheuses, un legs de siècles peu éclairés. Au lieu de refondre le compagnonnage, comme le voudrait un ouvrier qui a écrit un livre sur cette institution, au lieu d’en composer l’idéal, comme l’a fait un romancier, il y aurait plus d’avantage à l’extirper du sein des classes laborieuses. Le compagnonnage est une sorte de guerre civile entre les travailleurs, guerre d’autant plus opiniâtre qu’elle n’a pas d’objet et ne saurait avoir d’issue.

Ce qui plaît à l’ouvrier dans le compagnonnage, ce qui l’attache à cette coutume, c’est précisément le caractère turbulent et agressif qu’elle revêt. Autant il lui répugnerait de subordonner son indépendance à une association calme et sensée, autant il y a d’attrait pour lui dans ces affiliations militantes. Le bruit l’attire, les promenades en corps de devoir, avec la canne à la main et les signes distinctifs au chapeau, sont pour lui une grande source de jouissances. Ce que