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REVUE. — CHRONIQUE.

Abandonner l’Irlande à elle-même, ce serait la livrer à l’anarchie ; lui rendre un parlement indépendant, ce serait lui donner une boîte de Pandore d’où sortirait bientôt la guerre civile. Admettons pour un moment que l’union soit détruite, mettons l’Angleterre en dehors ; que reste-t-il ? Trouvons-nous une nation unie, compacte, une seule religion, une seule race ? Non. Il reste l’Irlande coupée en deux, partagée entre les Celtes et les Saxons, entre les catholiques et les protestans, entre les propriétaires et les fermiers. Si les deux populations distinctes, si les Anglais et les Irlandais pouvaient être confinés dans leur île respective, alors sans doute le rappel pourrait donner une sorte de paix à l’Irlande ; mais, comme l’a remarqué avec raison un écrivain anglais, dans les conditions actuelles, le rappel ne ferait que mettre aux prises deux portions hostiles et incompatibles de la population sur leur propre sol. Dans toutes les guerres sanglantes qui ont ravagé l’Irlande, sous Charles Ier, sous Cromwell, à la bataille de la Boyne, à toutes les époques, ce n’était pas entre les Anglais et les Irlandais, c’était entre les enfans du même sol, entre les Irlandais Celtes et les Irlandais Saxons que régnait la plus grande animosité et l’inimitié la plus sauvage. Cette situation n’a pas changé ; il y a toujours deux nations en Irlande. Le parti irlandais est trop nombreux pour être entièrement subjugué par le parti anglais ; celui-ci est, à son tour, trop bien discipliné, trop vigoureusement trempé pour être dompté par le nombre : de sorte que la lutte, une fois engagée, se prolongerait éternellement, et que l’Irlande reviendrait à l’union comme à un port de refuge.

Telles sont, monsieur, les raisons qui me semblent prouver, d’abord que le rappel de l’union est impossible, ensuite que, s’il était possible, il ne pourrait être que nuisible à l’Irlande elle-même. Les deux pays ont un intérêt commun à rester unis ; l’Angleterre, sans l’Irlande, tomberait au rang d’une nation de quatrième ordre ; l’Irlande, sans l’Angleterre, serait privée du seul arbitre qui puisse maintenir la paix entre les deux élémens irréconciliables de sa population.

Qu’est-ce alors que le cri de rappel ? C’est une machine de guerre, c’est un bélier dont se sert M. O’Connell pour battre en brèche la forteresse du protestantisme. Ce n’est pas un but, c’est un moyen. Cependant c’est ici qu’est le danger. M. O’Connell est allé trop loin pour reculer, et je ne vois pas, je l’avoue, quelle peut être l’issue du mouvement qu’il organise aujourd’hui. Je comprends bien où pouvait et où devait le mener l’agitation en faveur de l’émancipation des catholiques : c’était là une mesure praticable, et elle a été réalisée ; mais le rappel, c’est la chose impossible, et quand je vois M. O’Connell engager irrévocablement l’Irlande dans cette voie, je confesse que je ne sais pas comment il en sortira. En ce moment, plusieurs millions d’hommes n’ont qu’un seul vœu dans le cœur, une seule idée dans l’imagination, un seul mot sur les lèvres, le rappel ! Leur chef, leur maître, l’homme dont une parole les soulève, dont un signe les calme, ne les retient dans l’ordre qu’en leur disant : Attendez, vous l’aurez. Mais ne peut-il pas venir un jour où ils se lasseront d’attendre, où ils lui demanderont compte de ses