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D’un souvenir lointain ressaisissant la fleur,
J’étais en Portugal, et la guerre civile,
Tout d’un coup s’embrâsant, nous cerna dans la ville :
C’est le lot trop fréquent de ces climats si beaux ;
On y rachète Éden par les humains fléaux.
Le blocus nous tenait, mais sans trop se poursuivre ;
Dans ce mal d’habitude, on se remit à vivre ;
La nature est ainsi : jusque sous les boulets,
Pour peu que cela dure, on rouvre ses volets ;
On cause, on s’évertue, et l’oubli vient en aide ;
Le marchand à faux poids vend, et le plaideur plaide ;
La coquette sourit. Chez le barbier du coin,
Un Français, un Gascon (la graine en va très loin),
Moi j’aimais à m’asseoir, guettant chaque figure :
Molière ainsi souvent observa la nature.
Un matin, le barbier me dit d’un air joyeux :
« Monsieur, la bonne affaire ! (et sur les beaux cheveux
D’une enfant là présente et sur sa brune tête
Il étendait la main en façon de conquête),
Pour dix francs tout cela ! la mère me les vend.
— Quoi ? Dis-je en portugais, la pitié m’émouvant,
Quoi ? Dis-je à cette mère empressée à conclure,
Vous venez vendre ainsi la plus belle parure
De votre enfant ; c’est mal. Le gain vous tente : eh ! bien ;
Je vous l’achète double, et pour n’en couper rien.
Mais il faut m’amener l’enfant chaque semaine :
Chaque fois un à-compte, et la somme est certaine. »
Qui fut sot ? mon barbier. Il sourit d’un air fin,
Croyant avoir surpris quelque profond dessein.
La mère fut exacte à la chose entendue :
Elle amenait l’enfant, et je payais à vue.
Puis, lorsqu’elle eut compris que pour motif secret
Je n’avais, après tout, qu’un honnête intérêt,
Elle me l’envoya seule ; et l’enfant timide
Entrait, me regardait de son grand œil humide,