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l’agonie d’une jeune femme et son désespoir, quand elle fut forcée de vendre une horloge de bois donnée par son mari le jour de ses noces… À Tylney, j’entrai dans le logement occupé par un jeune ménage, que je pris d’abord pour le frère et la sœur. C’étaient un mari et une femme, mariés depuis six ans, mais sans enfans. Sur une mauvaise table de bois très propre, le dîner se trouvait servi, le seul repas qu’ils eussent goûté depuis vingt-quatre heures ; il se composait d’une bouillie de farine, d’un morceau de pain de seigle, et d’un peu de thé extrêmement faible. Ces pauvres gens avaient engagé ou vendu leurs meubles et leurs vêtemens pièce à pièce. Ils espéraient, disaient-ils, un meilleur temps ; mais le temps meilleur était bien long à venir. Le mari aurait pu s’expatrier ; il ne voulait pas abandonner sa femme à la détresse et à la mort. — Vous repentez-vous, lui demandai-je, de vous être marié si jeune ? — Il me regarda, se tut, tourna vers sa femme un regard plein de tendresse, la vit sourire avec tristesse, et, secouant la tête en laissant tomber une larme qu’il voulait cacher : — Non, répondit-il ; nous avons été heureux et nous avons souffert ensemble, elle a toujours été la même pour moi. »

Ce sont ces populations infortunées, opprimées non par la tyrannie des grands ou la volonté des rois, mais par le progrès même de l’industrie, les effets de la concurrence et les crises inévitables de la production et de la consommation qui se sont soulevés récemment dans les provinces septentrionales de l’Angleterre, et qui, sous le double aiguillon de la faim et de la colère, maîtresses de la ville de Manchester, ont apporté dans leur révolte une si étonnante modération. Les partis, comme il arrive toujours, s’imputent mutuellement le crime de cette misère. C’est à la prospérité, à la grandeur démesurée et factice de cette civilisation industrielle, à la lutte prolongée de l’Angleterre pour soutenir et accroître sa richesse et son influence qu’il faut l’attribuer. Au moins ne s’aveugle-t-elle pas sur ses périls, et ses penseurs et ses philosophes, au lieu de se contenter de théories vagues et de déclamations impuissantes, ne craignent pas de soumettre à un examen attentif les parties les plus malades de la société, de descendre dans ses replis saignans, d’interroger toutes ses souffrances ; c’est le seul moyen de les alléger ou de les guérir. M. Vaughan, partisan trop enthousiaste d’ailleurs de l’industrie manufacturière, avoue que le moment est grave pour son pays. « Dans l’histoire, dit-il très bien, la période du péril moral pour les peuples n’est pas celle de leurs efforts vers l’agrandissement mais celle qui succède à une grandeur acquise. » Il a raison. À