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jaloux de faire sentir leur autorité, ne permettaient aux spahis aucun envahissement sur les droits laissés aux raïas. Il y avait ainsi sur la tête des vaincus deux pouvoirs qui se contrôlaient sans cesse et s’interdisaient mutuellement les abus ; ces pouvoirs rivaux établissaient une sorte d’équilibre en faveur du raïa, qui pouvait jouir d’une certaine prospérité. Aussi les raïas serbes se plaignaient si peu, que leurs frères de la Dalmatie et de la Croatie autrichienne, au XVIIe siècle, ont souvent émigré en grand nombre vers la Bonie, trouvant le joug des spahis infidèles plus doux que celui des seigneurs chrétiens.

L’accord tacite qui régnait alors entre les Bosniaques des deux religions pour se défendre mutuellement de l’oppression ottomane ne pouvait plaire au sultan ; aussi le divan impérial s’attacha-t-il bientôt à ruiner le système des spahiliks, méconnaissant la haute sagesse d’une institution qui seule pouvait faire accepter sans violence aux vaincus les résultats de la conquête. Dans son ambition jalouse, la Porte voulait réduire ses alliés à l’état de sujets ; elle excita d’une part le fanatisme, si prompt à s’enflammer, des Bosniaques chrétiens contre leurs spahis, de l’autre elle jeta un appât à la cupidité des chefs musulmans, dont elle transforma les spahiliks en tchiftliks, sous prétexte de récompenser leur dévouement à la cause de l’islamisme. Les tchiftliks étaient des fermes dont le seigneur devenait le propriétaire absolu, comme dans la primitive féodalité. Le maître d’un tchiftlik avait droit non-seulement aux dîmes, mais encore à la terre, et pouvait à son gré en chasser les habitans ou les pressurer arbitrairement. Partout où cet infernal système fut appliqué, il excita l’horreur des raïas et le dépit des spahis qui n’obtenaient pas de tchiftliks ; il en résulta des luttes violentes, et une irritation extrême régna dès-lors parmi les possesseurs de fiefs, qui furent entraînés à ériger de leur propre autorité toutes leurs terres en tchiftliks. Des tchiftliks privés étaient en effet le seul moyen infaillible de neutraliser l’influence des tchiftliks impériaux. Les raïas, foulés aux pieds, n’eurent plus d’autre propriété que celle de leur corps : tout spahi qui passait près de leurs cabanes se faisait héberger et nourrir par eux ; il pouvait employer leurs chevaux pour un jour de marche sans être obligé de les payer, il pouvait même accabler de coups le raïa, qui n’osait répondre, car, tous les musulmans étant sacrés, il y avait peine de mort pour le giaour qui aurait frappé l’un d’eux.

Cet état est encore actuellement celui des raïas de la Bosnie. Quoique les pachas aient fait, depuis trente ans, les plus grands efforts