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DE LA SITUATION DU THÉÂTRE EN FRANCE.

trajane, le Cid et Othello, les Nuées et le Misanthrope, l’Andrienne et le Songe d’une nuit d’été, ne se touchent presque par aucun point. Que l’on admire les uns et les autres comme des jets francs et hardis de deux sources puissantes, rien de mieux ; que l’on goûte même les uns à l’exclusion des autres, passe encore. Mais qu’on ne nous demande pas d’admiration pour une poésie métisse et équivoque, privée de tout caractère propre, pour une poésie qui n’est qu’un double amoindrissement, et dont tout le secret consiste à abaisser deux grandes poésies pour les mettre à la portée d’une société qui s’affaisse. »

Cependant, malgré les protestations de la critique, plusieurs ouvrages, de valeur diverse, composés dans ce genre hermaphrodite, continuèrent à capter les suffrages des deux partis, faisant valoir auprès de l’un leur mâle énergie, auprès de l’autre leur pudique réserve. Quelques-unes même de ces tentatives se recommandèrent par d’incontestables mérites : Marino Faliero et Louis XI, par exemple, sont encore justement applaudis, et néanmoins ces deux pièces elles-mêmes n’ont pas causé, à leur apparition, un ébranlement comparable à celui que Lucrèce vient de produire. — Nous sommes donc forcés de chercher à l’enthousiasme qui a salué cette pièce une cause qui s’applique à elle d’une manière plus spéciale.

Je ne pense pas que la raison de ce prodigieux succès réside dans la création des caractères ni dans l’invention des incidens, et, en parlant ainsi, ce n’est point un reproche que j’entends adresser à l’auteur. Au contraire. Je le tiens pour très louable d’avoir compris qu’ayant à transporter sur la scène le fait simple et sublime de la mort de Lucrèce, cet austère épisode de la belle épopée populaire où Rome naissante imprima toute la gravité de son génie, il devait se bien garder de troubler par l’introduction d’incidens superflus la sévère ordonnance du vieux bas-relief romain. M. Ponsard n’a jeté dans l’ancienne et poétique légende qu’une invention qui lui appartienne, et quoique ingénieuse à plusieurs égards, cette fiction du poète entraîne pourtant après elle d’assez fâcheux inconvéniens. Nous l’avons dit ailleurs : on ne peut toucher, sans un grand péril, à ces poèmes tout faits que nous a légués l’antiquité. Rien n’est plus attrayant au premier coup d’œil, et, au fond, rien n’est plus difficile que de remanier et d’allonger pour la scène moderne les admirables et courtes légendes que le génie antique a consacrées. Ce qui fait le charme de ces sortes de sujets, leur grandeur morale et leur beauté poétique, est précisément ce qui les rend rebelles et ingrats comme