Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/770

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
764
REVUE DES DEUX MONDES.

fond, cela ne vaut rien d’emprisonner la philosophie dans ces formules. Elle doit se développer librement, sans entraves, revenir quand il faut sur ses pas, s’écarter même, rassembler des conséquences lointaines, et sur sa route semer çà et là des germes féconds. Rattachée à Dieu par son principe, cette origine doit faire circuler partout une sorte d’enthousiasme poétique qui résulte de la démonstration, loin de la gêner. Les théorèmes et leurs corollaires ne vont bien qu’aux abstractions, et, s’ils forcent la pensée à suivre une ligne droite, ils favorisent souvent le sophisme en mettant à la place du bon sens et de la netteté une régularité toute formelle. Spinoza, du reste, n’est pas un écrivain ordinaire ; s’il ne cherche ni les ornemens ni le trait vif et profond, il le rencontre plus d’une fois, et ces formules d’une apparence si sauvage renferment souvent en quelques mots toute une puissante théorie. On peut en juger maintenant, grace à M. Saisset, qui s’est inspiré de la langue de Descartes pour traduire Spinoza. Rompu à toutes les difficultés de la métaphysique, il s’est emparé complètement de la pensée de l’auteur, et il l’a rendue dans une langue qui a toute la souplesse, toute la fermeté, toute la précision dont la philosophie a besoin. Cette édition rendra un service immense. Quoi qu’on en dise, la philosophie de Spinoza n’est pas dangereuse, ou plutôt elle n’est dangereuse que de loin, quand on se laisse séduire par la nouveauté et la hardiesse de son principe sans regarder aux conséquences. Si l’on s’avisait de publier Berkeley, qui soutient que les corps n’existent pas, on ne courrait pas grand risque de lui gagner des partisans ; Spinoza ne fera pas plus d’adeptes en attaquant l’individualité et la liberté humaines. M. Saisset, dans une introduction qui est à elle seule un important ouvrage concentre avec force et précision tous les raisonnemens de Spinoza, et, faisant ensuite un appel à l’expérience et au sens commun, il montre dans le principe tout ce qui rend fausse cette philosophie et tout ce qui, dans la conséquence, la rend détestable. Autrefois on brûlait les philosophes dissidens, ou tout au moins leurs écrits ; à présent on les publie et on les réfute. C’est la différence de la liberté et du despotisme ; on a mis la persuasion à la place de l’obéissance.

Spinoza dut au pays où il était né de n’être persécuté que dans sa réputation et son honneur. On a dit qu’étant venu en France, il apprit qu’on allait le mettre à la Bastille, se sauva en habit de cordelier et mourut de peur. Spinoza ne mit jamais les pieds en France ; il mourut dans son lit, à l’âge de quarante-cinq ans, après une courte maladie dont on ne prévoyait pas une telle fin. Il conserva sa con-