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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/795

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L’ÎLE DE TINE.

des îlots qui entourent Syra, nous trouvâmes un vent de nord-est très violent et presque contraire. Il fallut commencer à courir de longues bordées. Le vent, comme toujours, alla fraîchissant tant que monta le soleil ; la mer se gonfla peu à peu, les vagues grandirent, se couronnèrent d’écume, se brisèrent en mugissant, et notre caïque, poussé au milieu de cette bourrasque par son immense voilure, ne se contenta plus bientôt de filer avec une effroyable rapidité : il se mit à bondir d’une lame à l’autre, sautant sur toutes celles qui ne sautaient pas sur lui. Quatre hommes avaient peine à vider l’eau qui nous envahissait à chaque minute. Par bonheur nous étions habitués à la mer. À midi, nous n’avions pas fait encore la moitié du chemin, et notre courage fut bientôt mis à une nouvelle épreuve. Parce que nous avions mal dîné la veille, ce n’était pas une raison pour ne pas déjeuner le matin, et nous étions partis à jeun, comptant sur l’hospitalité de certains capucins de Tine dont on nous avait parlé. L’air vif de la mer et les rudes cahots du caïque nous avaient rendu cette abstinence fort pénible. À trois heures, Tine était encore loin, et, pour la première fois de ma vie, je commençai à souffrir véritablement de la faim. Ma curiosité diminuait fort, et mon avis fut de retourner à Syra. Mais comment expliquer notre intention aux matelots ? Nous ne savions pas prononcer un mot de leur langue, après avoir dépensé à l’apprendre tant de belles années ! Nous eûmes recours à la pantomime. Malheureusement nos caïdji avaient été payés, ils étaient de Tine et voulaient retourner chez eux. Ils feignirent de ne pas nous comprendre. Nous nous fâchâmes en italien, nous jurâmes en français ; tout fut inutile. Il fallut regarder le ciel en soupirant et prendre patience ; pourtant, d’heure en heure, le mal empirait.

Tout à coup une idée me vint : nos hommes avaient peut-être des provisions. J’interpellai l’un d’entre eux. Malgré le peu de succès d’une première tentative, j’eus encore une fois recours au langage des signes. Je me posai en face du matelot et lui exprimai mes souffrances et mon désir par un geste fort simple, qui consistait à introduire dans ma bouche, toute grande ouverte, le doigt indicateur de la main gauche. Le Grec sourit d’un air si intelligent, que j’en tressaillis d’aise ; il tira de sa poche un grand cornet de papier, y prit une poignée de tabac, en bourra une longue pipe dont je m’étais muni, après quoi il battit le briquet, et me la présenta tout allumée. Mon compagnon se mit à rire, et, faute de mieux, je me décidai à fumer.