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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/912

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force que la morale fût l’essence et la base unique de la religion ; on s’épuisait à démontrer que Jésus s’était borné à développer quelques-unes des opinions et des maximes de la philosophie grecque. Rousseau s’éleva un moment contre ces assertions dans la plus belle page de son Émile ; mais les tendances générales ne tardèrent point à l’entraîner. Plus tard, et ce fut un progrès, on comprit l’importance du dogme ; on comprit qu’il était impossible que des populations puissantes et de vastes empires se fussent divisés en pure perte, à propos de tel dogme ou de tel autre, mais l’on affirma gravement que le christianisme avait emprunté tous ses dogmes aux philosophies de l’Orient. De nos jours, une autre opinion a cherché un instant à s’accréditer en France : si l’on s’en rapporte à M. Salvador, c’est dans les vieux rabbins et les vieux sophistes de la société juive que Jésus a trouvé le christianisme. Jésus est un philosophe essénien qui s’est contenté d’élever à leur plus haute puissance les maximes et les leçons de ses maîtres. À peu de chose tient qu’on ne le représente hantant assiduement, avant sa prédication, les pieux monasterion de la Palestine, de la Syrie, de l’Égypte, s’abandonnant comme les docteurs de l’essénianisme à la vie extatique, et pratiquant leurs rudes et inutiles vertus. Toutes ces explications sont à un égal degré arbitraires et vicieuses ; il suffit, pour s’en convaincre, d’étudier la pensée chrétienne dans la parole même de son auteur, dans les écrits des premiers apôtres, dans les développemens nécessaires qu’elle a pris au sein de la société romaine, durant le plus long et le plus difficile travail de décomposition et de réorganisation dont le souvenir soit inscrit dans les fastes humains.

C’est là une de ces questions sur lesquelles notre siècle, le plus impartial de tous en matière de religion, peut librement se prononcer. Le ennemis du christianisme, aussi bien que ses plus déterminés défenseurs, n’ont qu’à gagner à ce qu’il ressaisisse son originalité. Il est arrivé bien souvent, dans les luttes subies par le christianisme, que des esprits fourvoyés, prenant en aversion certaines pratiques et certaines maximes qui n’appartenaient point au christianisme, s’en faisaient un prétexte pour condamner cette religion tout entière. Se sont-ils maintenus dans les termes des controverses chrétiennes, ceux qui, à différentes époques, se sont portés les défenseurs ou les adversaires du cénobitisme et du célibat des prêtres ? Est-on bien sûr, quand on passe en revue les cérémonies et les choses d’accident sur lesquelles Rome et la réforme se divisaient au xvie siècle, que le christianisme fût toujours intéressé dans leurs discussions ? Nous le demandons à tous les hommes de bonne foi, les écoles nouvelles ne donnent-elles pas un démenti formel à l’histoire, quand, ranimant les idées sociniennes, elles imputent à Jésus le mysticisme essénien et les rêveries de Platon ? Les polémiques religieuses ne sont point encore épuisées, et nous croyons que l’époque où nous sommes verra souvent se renouveler la lutte entre la philosophie et le christianisme : il est donc indispensable que, des deux côtés, l’on sache à quoi s’en tenir.