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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/993

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REVUE LITTÉRAIRE.

M. Soulié se soit autrefois essayé avec assez de succès, dans le Lion amoureux et dans Un Rêve d’amour, à l’étude des sentimens intimes, à Dieu ne plaise que nous voulions l’engager à quitter ses histoires pleines de combinaisons et d’intrigues pour des récits comme ceux de Mme de Duras ou de Mme de Souza ! On se moque avec raison de ces critiques qui auraient conseillé au Caravage de peindre des bergères et à l’Albane de faire des brigands. L’auteur des Mémoires du Diable, sur le théâtre et dans le roman, peut faire mouvoir de fortes machines, et c’est là une qualité qu’on aurait grand tort de traiter dédaigneusement. Toutefois l’esprit de combinaisons ne peut pas exempter un écrivain qui aspire à faire une œuvre de quelque valeur, de soin et de clarté dans le style. La négligence toujours croissante que met M. Soulié à écrire ses interminables ouvrages a fini par empreindre d’un sceau tout-à-fait vulgaire un talent que sa nature ne garantissait pas assez de la trivialité. La forme et le fond sont tellement inséparables dans le monde de l’art, que les altérations du style se communiquent bien vite à la pensée. Le Château des Pyrénées appartient sous tous les rapports à la grande famille des œuvres de la littérature populaire. Il s’adresse à ce public épris du fracas et des ténèbres qui exige de ses poètes ce qui asservit le vulgaire aux tyrans, c’est-à-dire qui leur demande d’inspirer la terreur et de s’entourer d’un mystère que nul œil ne peut percer.

Il semble que certains romanciers aient pris à tâche de se défaire de la critique en la mettant hors d’haleine par la rapidité de la course où ils l’engagent sur leurs traces. Il n’y a plus d’intervalles entre leurs œuvres. Ces impitoyables conteurs ne donnent point à leur auditoire un moment pour respirer après leurs récits. Une série d’aventures est à peine terminée qu’une autre série commence. Vous entendez encore murmurer à vos oreilles le dernier soupir d’une héroïne qui est sacrifiée ou d’un traître dont on fait justice, qu’une autre héroïne et un autre traître exigent toute la sollicitude de votre intérêt, toutes les forces de votre attention. Presqu’en même temps que le Château des Pyrénées, M. Frédéric Soulié faisait paraître deux romans qui, réunis l’un à l’autre, composent cinq nouveaux volumes. L’un de ces ouvrages, le Bananier, aspire à être une étude des mœurs américaines ; l’autre, les Prétendus, veut être une peinture du monde. Il n’est personne qui n’ait présente à l’esprit quelque description d’un de ces festins de la Rome des Césars, où l’on s’efforçait de réunir sur une table tout ce que le monde entier pouvait offrir de rare et d’inconnu. Pour ces convives qu’à leur attitude nonchalante on croirait ne devoir descendre jamais des lits de pourpre où ils sont étendus, des esclaves nus ont plongé au fond des flots, des hommes armés ont parcouru les profondeurs des forêts. Nos romanciers sont obligés de traiter le public dont ils veulent satisfaire les innombrables et bizarres appétits de la même façon que les amphitryons du temps de Caligula et d’Héliogabale traitaient leurs hôtes. Il faut qu’ils lui servent des mets qui le flattent, et, s’il se peut, le surprennent par la diversité des lieux qu’ils rappellent et des images qu’ils évoquent. Hier ils ont été battre les forêts de la Bohême pour revenir avec