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REVUE LITTÉRAIRE.

place dans la précédente école ; alors peut-être il eût osé mettre plus de distance encore entre le vers français et la prose.

M. Sainte-Beuve n’a pas cru sa tâche achevée par le tableau de ce singulier mouvement lyrique : pour peindre dans leur ensemble, pour retracer au complet les efforts de l’imagination poétique en cette époque agitée, il lui fallait encore la montrer à ses débuts dans deux autres voies où elle devait, durant les deux siècles suivans, rencontrer la plénitude de la gloire. On a nommé le roman et le théâtre, c’est-à-dire les genres où la France ne s’est pas vu disputer le sceptre, les genres de Corneille et de Lesage, de Molière et de Prévost. L’obscure histoire de notre scène nationale, depuis Louis XII jusqu’à Richelieu, depuis les mystères et les sotties jusqu’au Cid, en passant par l’école gréco-latine de Jodelle et par la phrase gréco-espagnole de Hardy, toute cette histoire étrange, compliquée, curieuse, est racontée par M. Sainte-Beuve avec l’art achevé, avec l’entente délicate qu’on lui sait. Quelque solennelle et bizarre tirade de Garnier n’est là que plus piquante à côté des farces bouffonnes de Larivey. Mais en somme on admire davantage encore l’intervention subite de Corneille au sortir de ces informes essais : c’est là une bonne préface, la meilleure introduction à la lecture du Cid. — Pour le roman, M. Sainte-Beuve trouve à Gil-Blas des antécédens moins indignes, et le Gargantua lui est, en passant, une occasion d’apprécier, dans quelques pages parfaites, l’original génie de Rabelais. Bayle, en un bon jour, ne s’en serait pas mieux tiré.

À cette série d’études diverses qui se relient entre elles et qui forment un ensemble excellent, M. Sainte-Beuve a beaucoup ajouté, pour les détails, dans l’édition d’aujourd’hui. Des intercalations piquantes, des citations nouvelles et encadrées à leur place, des notes plus nombreuses, quelques rectifications çà et là, tout un travail enfin de révision sévère et consciencieuse ajoute beaucoup à l’intérêt de cette définitive réimpression. Toutefois, M. Sainte-Beuve n’a pas voulu déranger l’économie originaire, la distribution primitive, les naturelles proportions de son livre. Aussi est-ce à la suite de l’ouvrage, et seulement comme appendice, qu’ont été insérées les études particulières sur quelques poètes du XVIe siècle, qui sont d’une date plus récente, et que les lecteurs de la Revue n’ont certainement pas oubliées. Elles gagnent au rapprochement, car c’est un plaisir de retrouver isolément, et étudiées de plus près, saisies en leur grandeur naturelle, les physionomies qui déjà vous avaient frappé dans le tableau d’ensemble. Là, on visait surtout à l’exactitude des poses relatives, à l’effet réciproque des groupes, en un mot, à la vérité de la composition ; ici, au contraire, c’est la ressemblance des figures, c’est le caractère individuel qu’on a surtout tâché d’atteindre. Si certains traits appuyés ont été adoucis, si quelques coups de pinceau trop tranchans ont été fondus dans des teintes plus douces, les grandes lignes cependant se trouvent maintenues, le dessin général demeure le même. Après la peinture de la bataille, les portraits des combattans, Mignard après Van der Meulen. On aime cette galerie de figures reposées à côté de ce tableau où respirent les passions de la lutte : c’est un contraste qui plaît.