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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/174

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REVUE DES DEUX MONDES.

n’aime pas qu’on lui dise qu’à l’endroit de l’Irlande elle a des dettes à payer. Rien n’est cependant plus vrai. La réunion, utile à l’Angleterre, utile à l’Irlande, impliquait, pour être réalisée tôt ou tard, l’idée de l’égalité civile entre les deux pays. L’émancipation a introduit ce principe dans le droit ; il reste à le faire pénétrer dans les faits. L’Irlande ne sera tranquille, la réunion ne sera complète que lorsque les Irlandais, les Irlandais catholiques, ne seront plus des parias comparativement aux Anglais. Les biens de l’église et les dîmes, voilà les deux forces répulsives qui empêchent toute fusion entre l’Angleterre et l’Irlande. Pour nous, avec nos principes, nos idées, nos habitudes, il y a là une situation incroyable, des faits qui nous paraissent monstrueux. Une poignée de protestans, maîtres de toutes choses en Irlande et exigeant des populations catholiques des sommes énormes pour solder un culte qu’elles détestent, nous offre un spectacle si éloigné de tout ce qui se passe autour de nous, que nous avons peine à concevoir comment un pareil ordre de faits peut exister en Europe en l’an de grace 1843. Il n’est pas moins vrai que ces faits paraissent tout naturels et tout simples à la grande majorité des Anglais, même aux hommes les plus éclairés et les plus considérables parmi eux. Ils ont été élevés dans les idées de l’église établie. Ces idées leur semblent aussi conformes au bon sens qu’elles nous paraissent, à nous, singulières ; tandis que nous n’y voyons que les restes caducs d’un système qui s’en va, elles sont pour eux les bases toujours solides d’un système que rien ne doit ébranler. Là est le danger dans la situation respective de l’Angleterre et de l’Irlande. L’Irlande, un des peuples les moins avancés de l’Europe, veut cependant par instinct et par intérêt l’application d’un principe nouveau, de l’égalité civile, poussé jusqu’à ses dernières conséquences. L’Angleterre, un des peuples les plus civilisés du monde moderne, repousse de toutes ses forces un principe qui, par ses applications, bouleverserait toute son organisation politique et porterait le trouble jusque dans les familles, un principe qui la blesse dans toutes ses opinions, dans toutes ses habitudes, et qu’elle veut d’autant moins reconnaître en Irlande, qu’il ne tarderait pas, ainsi reconnu et sanctionné, à lever son drapeau au milieu de la vieille Angleterre. Parmi les Anglais, les uns, c’est le grand nombre, sont sincèrement convaincus de l’excellence du système établi ; leur église en particulier, avec ses richesses, ses honneurs, ses priviléges, son influence, leur paraît le fondement nécessaire de la chose publique, le palladium de l’Angleterre ; d’autres commencent à la vérité à douter de la légitimité et de l’innocuité de l’établissement, mais ils ne se dissimulent pas qu’y porter la main ce serait faire une révolution. Or, certes, ils ne veulent pas de révolution. Que reste-t-il ? Quelques hommes qui mettent beaucoup de hardiesse dans leur langage, précisément parce qu’ils savent que l’audace de leurs paroles n’aura pas de conséquences, et enfin une très faible minorité dont les faits seraient peut-être en harmonie avec les discours, mais dont l’impuissance est telle, qu’elle ne peut pas même se flatter d’inspirer quelque crainte.