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nomie d’une avance de fonds considérable, y trouve l’avantage de regarnir, par un assolement utile, les champs fatigués par la culture de la canne ; l’esclave assez laborieux pour tirer bon parti de son samedi récolte, avec ce seul jour, assez de denrées pour se procurer une nourriture saine et variée, et pour revendre au marché l’excédant de ses produits avec un bénéfice net de 2 à 400 francs par année. Beaucoup d’esclaves se font un meilleur revenu encore en élevant de la volaille et des bestiaux ; les plus intelligens exercent quelquefois des métiers, ou entreprennent des spéculations de compte à demi avec leurs maîtres. Ceux-ci apportent, dans les relations de ce genre une loyauté qui ne se dément presque jamais. Leur respect pour la propriété de leurs esclaves va jusqu’au scrupule chevaleresque. Il n’est donc pas difficile à un esclave laborieux et rangé d’arrondir son pécule. On pourrait même dire de plusieurs d’entre eux qu’ils sont riches, en comparant leurs économies à celles que peuvent réaliser les ouvriers européens. M. Granier de Cassagnac, à qui il faut pardonner de charger les couleurs, puisqu’il tire un si bon parti du pittoresque, nous montre à Marie-Galante un nègre enrichi qui fait travailler à la journée son maître ruiné, et qui, « lorsque le pauvre blanc se sent accablé, lui frappe sur l’épaule en lui disant avec bonté : — Eh bien ! maître, ça ne va donc pas aujourd’hui ? »

Ajoutons enfin que le régime de l’esclavage s’est notamment amélioré depuis un quart de siècle. Les prescriptions barbares du Code noir, qui déjà était un progrès sur les coutumes antérieures, sont tombées dans le domaine de l’histoire ancienne. Plus d’affreux cachots, de mutilations, d’instrumens de rigueur, de tortures arbitraires. Depuis l’abolition de la traite, l’impossibilité de recruter à l’extérieur le personnel des ateliers a forcé les maîtres à ménager les instrumens de leur fortune. On a favorisé les unions fécondes ; on a pris grand soin des femmes enceintes et des enfans en bas âge. Il est à remarquer aujourd’hui, dit M. Lavollée, qu’il meurt, proportion gardée, plus d’enfans de couleur libres que d’enfans esclaves. » La population noire, qui jadis décroissait de cinq pour cent annuellement, se maintient, du moins à la Martinique et à la Guadeloupe, où les sexes sont égaux en nombre, et la vie moyenne de l’esclave acclimaté, si l’évaluation qui la porte à trente-neuf ans est exacte, serait beaucoup plus longue que celle des Européens de nos climats. Ce qui a contribué plus que tout le reste à l’adoucissement du sort des noirs, c’est ce libéralisme instinctif qui circule partout, c’est cette humanité des gens du monde qui tient aux bonnes manières autant qu’aux entraînemens généreux ; car les créoles blancs sont, à leur insu, atteints de cette philantropie européenne qu’ils condamnent chez les autres comme une monomanie funeste. Élevés pour la plupart en France, où ils reçoivent l’éducation la plus distinguée, ils ne conservent plus des préjugés coloniaux que la vanité de l’épiderme. Il s’est donc établi entre les deux races un échange de soins tutélaires et de confiance affectueuse. L’esclave ne dit plus, en parlant du maître « L’œil du blanc brûle le noir, » proverbe affreux des anciens jours. Le sans-gêne du domestique noir est un sujet d’étonnement pour