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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/211

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DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE.

libres. Ainsi établis, les noirs purent traiter avec leurs anciens maîtres de puissance à puissance. Ils n’ont pas renoncé à s’engager comme journaliers sur les plantations à sucre ; mais, n’éprouvant pas la contrainte de la nécessité, ils font leurs conditions pour le paiement, en prennent à leur aise, et au moindre mécontentement se retirent fièrement sur leurs terres. Leur éloignement, diminuant le nombre des bras, encourage les exigences de ceux qui restent. Dans les pays où les circonstances locales ont favorisé l’établissement de ces villages libres, les conditions de la main-d’œuvre sont devenues ruineuses pour les propriétaires. Les laboureurs qui travaillent à la tâche s’arrangent pour gagner en quelques heures le prix d’une journée. À la Trinité, en se retirant à midi, souvent même à dix heures, ils ont gagné 2 shellings et demi (plus de 3 francs), outre une ration d’une demi-livre de morue, une mesure de rhum, et de temps en temps une charge de cannes à sucre, qu’ils emportent pour leurs bestiaux. À la Guyane, le salaire du laboureur s’est élevé jusqu’à 1 florin et demi (2 fr. 62 cent.), avec la nourriture et l’habitation ; l’artisan gagne le double. À la Jamaïque, le gain journalier est évalué à 4 francs, en raison des allocations supplémentaires. M. Dejean de La Bâtie affirme qu’à Maurice, certains ouvriers coûtent à leurs maîtres 16 fr. par jour. Malgré tant de sacrifices, on ne parvenait pas à retenir sur les plantations les bras nécessaires à leur prospérité. Alors une lutte désespérée, désastreuse, s’établit entre les colonies rivales comme entre les habitans d’une même colonie. Les pays dont la population est faible[1], proportionnellement à l’étendue de leur territoire, ont envoyé des émissaires pour débaucher à tous prix les ouvriers des îles plus peuplées. Les travailleurs ont été en quelque sorte mis aux enchères : pour les retenir, les propriétaires riches ont fait construire des maisonnettes plus attrayantes encore que celles des villages libres ; on a quelquefois fait circuler l’eau sucrée et le punch dans les ateliers. En un mot, les affranchis, obtenant de forts salaires sans perdre le logement, le jardin, les rations, les soins médicaux, ont réuni ainsi les bénéfices du travail libre et les avantages du travail forcé.

Le seul étonnement qu’on éprouve après avoir énuméré les causes qui ont concouru à l’amoindrissement de la production, c’est que le déficit n’ait pas été plus considérable. On peut donc s’en tenir, à ce sujet, aux conclusions que M. Jules Lechevalier a puisées dans un océan de chiffres. — Le travail matériel, apprécié dans son ensemble, a diminué depuis l’affranchissement, mais la diminution est moins grande qu’on ne devait le craindre ; elle n’est pas directement imputable à la paresse, à l’inaptitude des noirs. — La pro-

  1. On compte à Antigue 345 individus par mille carré, et plus de 700 à la Barbade. Au contraire, il n’y en a que 56 à la Jamaïque, 18 à la Trinité, 1 seul à la Guyane. Relativement à l’insuffisance de la population, nos propres colonies sont dans les conditions les plus défavorables. On compte 20 individus par mille carré à la Martinique, 17 à la Guadeloupe, 8 seulement à Bourbon. La Guyane française est à peu près dépeuplée ; elle n’a que 20,000 individus pour 18,000 lieues carrées.