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DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE.

se mirent en mouvement pour demander la suppression de l’apprentissage. Lord Brougham présenta en une seule fois trois cent vingt pétitions à ce sujet, et parmi plusieurs autres pétitions colossales, on distinguait celle des six cent mille femmes, adressée à la jeune reine. Le ministère, encore une fois entraîné, accepta la discussion solennelle que les abolitionistes voulaient engager dans le parlement. Des débats fort animés firent ressortir ce qu’il y avait d’injustice et de danger à laisser les laboureurs dans une servitude déguisée sous le nom d’apprentissage, tandis qu’on délivrait les artisans et les domestiques. Le secrétaire des colonies demanda à son tour s’il était juste de casser d’autorité le contrat passé avec les planteurs, et, sans nier que la mesure demandée ne fût désirable, il pria la législature métropolitaine d’en laisser le mérite aux colonies. Cette sage invitation fut entendue au-delà des mers, et, comme d’ailleurs les blancs n’avaient pas beaucoup plus que les noirs à se louer de l’état des choses, les législatures et les administrations locales se prononcèrent toutes pour l’affranchissement général et sans acception de classes, à partir du 1er août 1838. Éclairées par cette triste expérience, les colonies françaises ont protesté formellement contre l’apprentissage anglais.

Parmi les personnes qui prétendent connaître nos assemblées délibérantes, il en est beaucoup qui doutent qu’on obtienne jamais d’elles l’énorme somme destinée à indemniser les possesseurs d’esclaves. Cette crainte inspira sans doute à M. de Tocqueville la combinaison qu’il a substituée, dans son rapport du 23 juillet 1838, au projet de M. de Tracy. Dans l’hypothèse de M. de Tocqueville, l’état, proclamant l’émancipation générale, rachèterait immédiatement tous les esclaves. Pendant une période de transition, considérée comme un temps de minorité pour la population affranchie, l’état agirait en qualité de tuteur, c’est-à-dire qu’il engagerait les services des noirs aux entrepreneurs, en prélevant une retenue sur les salaires, de manière à recouvrer l’intérêt de l’indemnité, et même à constituer un fonds d’amortissement pour le capital. Aux termes de ce projet, le jardin et le congé du samedi seraient assurés au travailleur, en outre de la portion disponible de son salaire journalier. Quant aux enfans et aux invalides, l’état en accepterait la charge, soit qu’il les plaçât dans des établissemens hospitaliers, soit qu’il les laissât dans l’habitation de l’ancien maître, moyennant une pension alimentaire. Ce plan fut accueilli avec une extrême faveur, et dans le monde politique, où le progrès a toujours pour premier effet quelques millions de plus à voter, on trouva très original de se montrer magnanime sans bourse délier. Malheureusement l’attrayante conception de M. de Tocqueville n’a pu résister à l’examen approfondi des hommes spéciaux.

Pour racheter immédiatement 253,000 esclaves, il faudrait en payer la valeur intégrale, c’est-à-dire un capital d’environ 300 mil., dont l’intérêt annuel, à 4 pour 100, absorberait 12 mil. Or, les conseils coloniaux ont déclaré que, dans l’état de l’industrie sucrière, le salaire qu’on pourrait allouer aux noirs engagés varierait entre 60 et 75 cent., avec la jouissance de la case