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JOSEPH DE MAISTRE.

et des mauvaises veines, dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre civil, et d’en profiter. » — Ainsi s’exprime Bacon en termes formels, et ce n’est que de nos jours, et depuis très peu d’années, qu’en France une telle histoire est ébauchée à grand’peine !

Nous donc, son disciple aussi, son disciple libre et respectueux, si notre voix avait la moindre valeur en tel sujet, au milieu de voix si hautes et si imposantes, nous lui dirions :

« Consolez-vous, ombre illustre ! ils avaient voulu faire de vous un chef de leur école, un précurseur d’eux-mêmes, et vous avaient tiré à eux, ajusté à leur taille, et présenté sous un jour étroit, faux, et dans lequel, en vous idolâtrant sans cesse, ils vous avaient diminué. D’autres sont venus qui ont défait tout cela, qui vous ont rejeté de leur philosophie, laquelle (je leur en demande bien pardon), pour être plus savante et moins maigre que la précédente, me semble bien artificielle aussi ; consolez-vous encore une fois d’être hors de toutes ces questions d’école, car qui dit école dit une chose officielle, convenue et à demi mensongère, et qui, d’un côté ou d’un autre, croulera. Excommunié par de Maistre qui croyait, peu accueilli par les héritiers de ce Descartes qui ne doutait de rien, restez, vous, ce que vous étiez, — un libre et hardi investigateur de toute noble étude, un amateur éclairé de toute connaissance et de toute belle pensée, un écrivain éclatant et perçant, dont les mots honorent tous les sentiers où vous avez passé, et avec qui l’on trouve à s’enrichir chaque jour dans quelque voie que l’on s’engage. Restez vous-même, ô Bacon ! et, quelle qu’ait été votre vie avec ses torts et ses infortunes, soyez salué à jamais un des auteurs originaux les plus à consulter, un des moralistes les plus relus, un des bienfaiteurs, en un mot, de l’humaine culture ! »

Pendant son séjour en Russie, M. de Maistre entretenait une vaste correspondance. Un grand nombre des lettres qu’il écrivait, par le sérieux des questions et le développement qu’il y donne, seraient dignes de l’impression. On en a pu juger d’après le peu qui s’est échappé çà et là, et qu’on a publié dans divers journaux[1]. À tous les trésors de la science et du talent, M. de Maistre joignait une sensibilité exquise, qu’il portait dans les plus simples relations de la vie. Admirateur passionné des femmes, il trouvait dans ce commerce pur une sorte de charme idéal pour sa vie austère ; il recherchait volon-

  1. Voir le Mémorial catholique, juin et juillet 1824 ; le journal la Presse, 8 novembre 1836, etc., etc.