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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/446

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REVUE DES DEUX MONDES.

— Volontiers. Je devine ce qui est arrivé, votre capacité leur aura fait peur.

— C’est possible, répondit le député avec un sourire qui cherchait à être modeste ; j’ai eu le tort de me présenter carrément, au lieu d’arriver de profil, et ils ont trouvé peut-être mes épaules un peu larges.

— Heureusement vous avez découvert du premier coup le moyen de vous faire pardonner votre supériorité ; car je pense que votre thé de ce soir n’est qu’un ballon d’essai, et que vous avez l’intention de donner des dîners ?

— Croyez-vous que cela soit utile ?

— Indispensable. Lucullus eût été le premier homme politique de notre époque.

— Vous avez peut-être raison ; je donnerai des dîners.

— Alors on vous permettra d’avoir du talent.

M. Chevassu et Dornier dînèrent ensemble. Vers neuf heures, les honorables invités arrivèrent. L’entretien, qui roula exclusivement sur la tactique à adopter pendant la session, commençait à devenir fort animé, lorsque la porte, en s’ouvrant, livra passage à un personnage dont la visite était très inattendue : c’était Prosper Chevassu.

En reconnaissant son fils, le député du Nord fronça ses noirs sourcils, et son visage exprima une vague inquiétude, tandis que ses collègues examinaient d’un air surpris la physionomie fort peu parlementaire du nouveau venu.

— Messieurs, je vous présente mon fils, se décida enfin à dire M. Chevassu.

— Frais émoulu des cachots de l’ordre de choses, déclama Prosper.

— Ah ! ah ! c’est le tapageur qui s’est fait arrêter à l’émeute de vendredi, dit un député à son voisin ; il a l’air d’un fier sacripant.

L’étudiant, en effet, était en ce moment assez terrible à voir ; la teinte noirâtre du bas de son visage, jointe au vermillon dont le vin de Johannisberg du marquis avait enluminé ses joues, et à la hardiesse de deux yeux étincelans, composait un ensemble que n’eût pas dédaigné un artiste chargé de peindre une bacchanale, mais qui devait obtenir peu de succès près de gens estimant avant tout la gravité.

Sans se laisser imposer par les regards courroucés de son père, Prosper s’approcha de la table à thé, remplit une tasse, prit une tartine, et vint ensuite se placer au milieu du groupe qui causait devant la cheminée.

— Messieurs, dit-il avec un superbe aplomb, je vois que j’ai